Témoignage – Ecole Normale des Garçons de Gitega (ENG), un après-midi de début mai 1972. Les cours ont pris fin comme d’habitude à 16h10, place à la récréation. La plupart d’entre nous jouons au football, d’autres au volleyball ou au basketball . En effet, il y a beaucoup de terrains de football, de basket et de volley étendus sur une superficie de plusieurs dizaines d’hectares. Et la récréation est encadrée par plusieurs surveillants – plutôt était encadrée – parce que nous vivons des moments particuliers. Les jours précédents, au cours d’une telle récréation, le gouverneur civil de province, Bizimana Septime, dit Mulele, s’est présenté sur les terrains de jeu, avec son chauffeur dit Pandaleo et a interpellé le surveillant Déogratias Nahimana qu’il a embarqué dans son véhicule. Un autre jour, c’est le premier secrétaire provincial du parti UPRONA (parti unique), un certain Ntayega Antoine, qui a fait irruption sur les cours de récréation ave c le même chauffeur Pandaleo et avait tenté d’embarquer le surveillant Edouard (dit Kaziyetu). Ce dernier a pu s’échapper en détalant, mais il sera arrêté les jours suivants, probablement à son domicile.
Il règne donc une ambiance particulièrement lourde et la plupart des enseignants de l’école primaire des garçons de Mushasha ont été arrêtés, parfois en pleine classe (cette école primaire est entourée par nos aires de récréation et est liée à l’Ecole Normale car c’est notre école d’application où nous nous exerçons à notre futur métier d’enseignant). Ainsi ont été arrêtés le directeur Zubatse Daniel et plusieurs enseignants dont Paul Misigaro, Augustin Ndikumana, Ndamama Gaspard, Nicaise, Madebari Syrien, Daniel Baranyizigiye dit Mussolini, Anaclet, etc. Depuis le début du mois nous avons vu les mêmes autorités (le gouverneur, l’administrateur communal et le premier secrétaire provincial du parti unique UPRONA, souvent avec le même chauffeur et véhicule, se présenter et embarquer un à un, les enseignants hutu de cette école primaire. Et depuis le début du mois, nous n’avons plus revu notre prof de sport, un ancien Frère de la Charité prénommé Paul Girukwishaka dit Nègre, un des premiers lauréats de l’institut d’Education physique et des Sports de l’Ecole Normale Supérieure du Burundi.
Revenons à cet après-midi donc. Notre récréation, qui normalement prend fin à 17h, est interrompue précipitamment par la sirène et on nous enjoint de regagner directement nos classes respectives. D’habitude, après la récréation, nous allions nous laver et nous changer au dortoir, avant de rejoindre nos classes pour la première étude du soir, en attendant 19h, l’heure du repas.
Les 4 classes du cycle supérieur de l’Ecole Normale sont alignées en deux blocs chacun sur une des deux dénivellations du terrain. En haut se trouve le bloc de la première et deuxième normale, les fenêtres des classes sont ouvertes assez bas sur le couloir qui passe devant les classes, et on voit aisément tous ceux qui y passent. Donc de notre classe de 1re normale, nous voyons tous les mouvements vers la 2e normale ou vers plus loin et plus bas où se trouve le bloc de la troisième et quatrième normale, après avoir dévalé un escalier.
Nous verrons donc passer devant notre classe, le directeur, le frère Heylen Bernard , un belge de la congrégation des frères de la charité de Gand, le frère Zacharie Barumbanze, accompagnés d’un officier de l’armée en tenue camouflage et un pistolet sur la ceinture. Ils passent devant la première et la deuxième normale sans s’arrêter, descendent l’escalier et rentrent dans la classe de troisième normale, où le directeur lit les noms de quelques élèves inscrits sur un bout de papier manuscrit. Sur la liste des appelés de cette classe, il manque un certain Sylvestre. Il est malade et alité au dortoir ; on envoie un élève pour le ramener manu militari, et il rejoindra le groupe mal réveillé, ayant juste eu le temps d’enfiler un short et un tee-shirt. Entre-temps les trois autorités sont entrées dans la classe de quatrième Normale et ont continué l’appel des noms figurant sur le fameux bout de papier. Au total 12 élèves raccompagnent les trois autorités jusque devant la direction de l’école d’où l’officier les embarque pour un voyage sans retour, dans un camion militaire , en destination de la prison centrale de Gitega. Il s’agit des élèves suivants, une liste incomplète que quelqu’un d’autre pourrait m’aider à compléter.
1. Sibomana Paul Amissi (3e Normale). Originaire de Gitega sur la colline Zege, près de la paroisse protestante de Kwibuka. Meilleur élève de sa classe, il était le chef de groupe des Xaveris, un des mouvements d’action catholique actifs à l’Ecole Normale. Sur le plan sportif , il était le premier gardien de but de l’équipe des scolaires de notre école.
2. Havyarimana Pascal . (3e normale) Originaire de Giheta, sur la colline Kabanga. Aussi très bon élève de sa classe, il était le chef de groupe adjoint des Xaveris de l’école. Et joueur de l’équipe de volley des scolaires de l’école.
3. Sylvestre Ntukamazina (4 ème Normale). Originaire du nord (Muyinga). Il était le deuxième gardien de l’équipe des juniors de l’école.
4. Innocent Nimpagaritse (3e Normale). Originaire de Giheta, son père était directeur d’école primaire à Giheta et sera lui-même arrêté et assassiné ; Innocent était le capitaine de l’équipe de football des juniors de l’école qui était championne des équipes scolaires de Gitega cette année-là.
5. Melchior Hatungimana (4e Normale). Originaire de Gitega, vers Mugutu. Il était le gardien principal de l’équipe de football des juniors de l’école, et champion scolaire du 800 m.
6. Balthazar Ndayahundwa, Alias Mbuto (4e Normale). Originaire du Nord (Ngozi /Kayanza), c’est un élève très chic et élégant ; avec son ami Sylvestre, on les avait surnommés « Pate jaune » pour leur préférence des pantalons couleur jaune.
7. Babonangenda Ladislas (3e Normale). Originaire de la colline Gahengeri, secteur Mivo de la commune Ngozi.
8. Barahiraje Gélase (3e Normale). Originaire de Karusi.
9. ……
10. ……
Et les voilà partis. En les voyant passer devant notre classe, je pensais – et mes amis aussi – qu’ils allaient être interrogés dans un des locaux de l’école. Mais nous apprendrons qu’ils ne partageront pas avec nous le repas du soir, car on ne sait pas quand ils vont revenir, puisqu’ils ont été embarqués dans un camion militaire vers la prison centrale de Gitega.
Paul et Pascal étaient mes amis. Ils étaient mes chefs au sein du mouvement Xaveri, où j’étais moi-même chef de section. Au cours de l’une des sorties, Paul m’avait demandé de l’accompagner chez ses parents, autant dire que nous étions proches. Par ailleurs, le frère Zacharie Barumbaze était le conseiller spirituel de notre mouvement (Xaveri). Il avait pris de facto la direction de l’école malgré son diplôme d’enseignant D4 (A3) qui autorise d’enseigner uniquement à l’école primaire. Et pour cause, il était le seul religieux tutsi de la congrégation des Frères de la Charité qui dirigeaient l’Ecole Normale. C’est donc à lui que je m’adresse, naturellement et naïvement, pour lui demander quand est ce que Paul, Pascal et les autres vont revenir à l’école. Et sa réponse m’a surpris : la seule chose que je peux te dire à leur sujet, c’est qu’ils sont encore en vie. Et moi de répondre : « Parce qu’ils pourraie nt mourir, et pourquoi donc ? » Et lui de me répondre que la situation est grave dans le pays. Je n’ose pas le croire, mais il est plus renseigné que moi sur ce qui se passe dans ce pays.
Depuis le 29 avril, nous n’avons plus le droit de sortir en dehors de l’école. Mais le personnel de l’école nous rapporte des informations apocalyptiques. D‘après eux, beaucoup de personnalités hutu ont été arrêtées et assassinées. Ils racontent que chaque soir, des camions-benne embarquent des prisonniers de la prison centrale de Gitega et les conduisent vers Nyambeho où les bulldozers ont creusé des fosses pendant la journée ; les camions-benne basculent les prisonniers dans ces fosses et les militaires les fusillent dans le tas avant que les bulldozers ne les recouvrent de terre. La plupart ne sont pas morts quant la terre les ensevelit. Ils racontent même que l’Abbé Gabriel Ngeza était à bord d’un des premiers camions et que tout au long de la route, les riverains l’ont reconnue par sa voix, entonnant des chants de prière pour encourager ses compagnons d’infortune.
Mais que savons-nous à ce moment-là de ce qui s’est passé le 29 avril ?
Le week end du samedi 29 et dimanche 30 avril 1972 était celui du championnat scolaire d’athlétisme des écoles secondaires de la ville de Gitega (nos jeux olympiques en quelque sorte). La première journée de samedi s’est très bien passée, mais il s’agissait essentiellement des éliminatoires ; la plupart des finales et la remise des médailles et des coupes de la saison sportive étaient prévues pour la journée du dimanche. Mais lorsque ce dimanche, nous nous sommes rendus sur le terrain du Collège Notre-Dame où se déroulaient les épreuves, il n’y avait que les élèves de la partie sud de la ville, et aucun encadreur ou commissaire sportif. Athlètes et supporters de ces écoles n’avions plus qu’à retourner à nos écoles. De retour à l’Ecole Normale, quelle ne fut notre surprise ! Il y avait un bois à l’entrée de l’école, qui se trouve en face de la cathédrale de Gitega ; ce bois était truffé de militaires en position co uchée et mitrailleuses au point. D’autres militaires se trimballaient sur les toits du couvent des Frères de la Charité, partie intégrante de notre école. Cela nous amusait beaucoup et nous rappelait des épisodes de certains films qu’on nous projetait tous les samedis soir ; comme les Douze Salopards, Django, Maciste et autres. Mais le gros des militaires se trouvaient au cimetière de Mushasha, à quelques dizaines de mètres de la cathédrale ; personne n’avait le droit d’y approcher. On laissait entendre que les militaires y enterraient un des leurs, tué la veille lorsque des assaillants ont attaqué le camp militaire . Mais, grâce aux enquêtes de la RPA (Radio publique africaine), nous savons maintenant qu’il n’y a eu ni assaillant ni aucune attaque quelconque à Gitega. La seule personne assassinée à l’intérieur du camp militaire cette veille est l’ex-roi Ntare V Ndizeye, dont on cherche désespérément la tombe aujourd’hui. Il y a beaucoup de chance qu’il repose dans ce cimetière, car je ne vois personne d’autre qui aurait pu mériter, à ce moment-là, ces honneurs militaires posthumes et un enterrement dans un cimetière.
Depuis ce spectacle, nous n’avons plus eu droit de sortir de l’école, mais nous avions droit aux informations et éditoriaux de la Radio Nationale par François Maceri et Mutana Athanase. C’est par ce média que nous apprendrons dans un premier temps, que des mercenaires royalistes auraient attaqué le palais royal de Gitega, en vue de libérer l’ex-roi Ntare V, emprisonné depuis un certain temps dans les annexes du palais de Gitega, après avoir été enlevé en Ouganda, avec la complicité du dictateur Amin Dada. Qu’au cours de cette attaque est mort l’ex-roi Ntare V. Que les hordes d’assaillants ont voyagé depuis la Tanzanie à bord des nouveaux bus d’un certain Himili Hassan, commerçant de Gitega, pour attaquer le palais et le camp militaire de Gitega. Qu’une horde d’assaillants venus de Tanzanie ont massacré de paisibles citoyens tutsi de Mabanda, Nyanza-Lac, Rumonge, Bururi et Vyanda dans le sud du pays. Depuis les premiers jours, nous voyons le commandant Sinduhije Jérôme, du Camp Commandos, rouler à bord de la Peugeot 404 du commerçant Himilli Hassan. C’est à bord de ce véhicule qu’il vient à notre école nous apprendre comment nous comporter pendant les grandes vacances de juillet et août et nous distribuer des laissez-passer pour le voyage de retour à la maison.
Nous savons maintenant qu’aucun assaillant n’a attaqué la ville de Gitega, que tout cela a été dit pour couvrir l’assassinat de l’ex-roi Ntare V à l’intérieur du camp Commando de Gitega. Et que le commerçant Himili Hassan a été arrêté, assassiné et ses biens confisqués : le commandant Sinduhije Jérôme circule à bord de sa voiture, et ses nouveaux bus seront répartis entre l’Université du Burundi, l’Institut supérieur des Cadres militaires (ISCAM) et l’Institut National de Sécurité Sociale (INSS). Plusieurs années plus tard , devenu étudiant à l’Université du Burundi, je suis monté, comme la plupart des étudiants dans un de ses bus.
Le commerçant Himili Hassan, était un homme d’affaires prosper, qui était en train d’accomplir une révolution dans les transports en commun, entre la ville de Gitega et la capitale Bujumbura, il venait de commander plusieurs bus de plus de 60 places chacun, pour assurer le transport des personnes entre ces deux principales villes du pays. A cette période, ce voyage se fait encore en camion de marque Ford dit « NGELINGELI ». Il avait déjà fait imprimer une multitude de carnets de tickets à l’imprimerie du diocèse de Gitega où travaillait mon père et où je l’avais rencontré pendant qu’il suivait sa commande. J’avais aussi connu son fils Youssouf, qui avait fréquenté la même classe que moi à une certaine période.
Quand malgré l’interdiction des sorties, le frère Auxile des Frères de la Charité, notre prof de dessin, m’envoie à l’imprimerie du diocèse de Gitega pour retirer la commande de papiers découpés, qui nous servaient à confectionner des cartes postales ( nous collions sur ces cartes des écorces de bananiers habillement découpées), je soupçonne, a posteriori, la volonté des Frères belges de la Charité que j’y apprenne et renseigne les autres élèves sur la situation réelle qui prévaut dans le pays. Et c’est ce qui va se passer ; parce que c’est mon père qui dirige l’imprimerie du diocèse de Gitega, sous la responsabilité du père blanc Achille Denis .
Nous sommes quelques jours avant la fête de l’Ascension. Mon papa me reçoit dans son bureau. Je m’empresse de lui dire que 12 élèves de notre école ont été arrêtés, et que le frère Zacharie m’a surpris en me disant qu’ils étaient encore en vie, ce qui signifiait qu’ils pouvaient être tués !!! Tu t’imagines papa : ils ont arrêté les meilleurs élèves, et sportifs de 3e et 4e Normale, et s’ils avaient arrêtés des gens dans ma classe il n’y a pas de doute que je serais parmi eux.
Mon papa, les yeux rougis par l’angoisse me raconte : “Je suis au courant, ce n’est pas seulement à ton école ; ils ont aussi arrêté des élèves au Collège Notre-Dame de Gitega (CND), à l’Athénée de Gitega, à l’Institut des Techniques Agricoles du Burundi (ITAB), et même des filles de l’Ecole Médicale ; mais ce ne sont pas seulement les meilleurs élèves ou sportifs, ils n’arrêtent que des hutu. Ce que je peux te dire, beaucoup de gens, des hutu très connus ont déjà été arrêtés et tués partout dans le pays. Ici à Gitega, Himili Hassan que tu as vu dernièrement ici a été arrêté et tué, mes cousins Jenjegeri Séverin et Nyanduza Mathias ont été arrêtés et tués ; Zubatse Daniel directeur de l’école primaire de Mushasha a été arrêté et tué, ainsi que les enseignants du primaire Baranyizigiye Daniel (Mussolini) et Misigaro Paul et des commerçants connus comme Mirumba Pierre, André Nyakubusa. Seul Madebari a été arrêté puis relâché grâce à l’intervention de sa femme auprès du gouverneur Bizimana Septime dit Mulele (il sera repris plus tard et assassiné aussitôt). L’abbé Ngeza Gabriel a été arrêté et tué. Pour mon cousin Nyanduza, ils ont été le chercher chez lui en disant que le procureur a besoin de l’interroger, il leur a dit qu’il n’a pas besoin de monter dans leur véhicule, qu’il va les suivre dans sa voiture, car il en aura besoin pour rentrer après. Maintenant sa voiture est dans le parking devant la prison. Nyanduza est mort le lendemain de son arrestation”.
Il m’a donné d’autres personnes arrêtées et tuées comme l’ancien Frère Paul Girukwishaka, ainsi qu’un capitaine commandant la gendarmerie de Gitega. Il m’a dit les noms d’autres personnes arrêtées mais encore en vie, comme tous les élèves arrêtés, ses cousins Barandagiye Cassien et Ndindakaje Fidèle qui sont les petits frères, le premier de Jenjegeri et le second de Nyanduza. Cassien était son meilleur ami, vraiment, les meilleurs copains du monde. Presque tous les soirs, ils étaient ensemble, ils rentraient ensemble après le boulot, et après avoir fréquenté leur dernier bistrot, arrivés à hauteur de notre maison avant de se séparer, ils pouvaient encore tapoter pendant des heures ; avant qu’ils ne décident de se séparer. Mon papa me dit que Cassien a été arrêté le dimanche précédent, Il avait dit vouloir aller aux nouvelles, en allant à la messe à Gitega-Mushasha (il habitait à 12 km de là), il espérait avoir des nouvelle s entre autres de son frère Jenjegeri Séverin, arrêtés à son école à Gihiza en début de semaine. Arrivé au niveau de Nyabututsi, un véhicule s’est arrêté à sa hauteur et ses occupants l’ont embarqué vers la prison centrale de Gitega. Il aurait pu de la prison envoyer un courrier à sa femme pour lui dire adieu, et lui recommander que si mon papa survivait, elle pourrait s’adresser à lui pour qu’il l’aide à récupérer au moins son épargne à la Caisse d’épargne du Burundi (CADEBU). Mon Dieu ! Comment pouvait-il savoir qu’ils avaient décidé de voler non seulement leur honneur et leurs vies, mais aussi leurs biens (véhicules, maisons et comptes en banque et leur pension).
Pendant notre entretien, mon papa a eu la visite de Minani François, un magistrat du tribunal de grande instance de Gitega. Mon papa me demande de sortir pour les laisser seuls. A la fin de leur entretien, j’ai pu encore en entendre sur la litanie des arrestations déjà effectuées et celles attendues. Dont celle de ce magistrat qui se savait en sursis et sera effectivement arrêté le surlendemain. Mais la rencontre avec papa se termine sur une note d’espoir. Il me dit que les évêques du Burundi sont en train de tout faire pour rencontrer le président Micombero, et lui demander qu’il arrête ce carnage. Bref l’espoir et le calme avant la tempête.
Mon papa m’a remis la commande, et je suis retourné à l’école dubitatif. Je n’arrivais pas à réaliser ce qui se passait. Nyanduza, Jenjegeri, Zubatse, etc. etc. sont morts ? Je ne sais pas qui parmi mes amis était hutu ou tutsi, cela n’avait aucune importance pour moi. Mais ma question était de savoir comment pouvait-on mourir parce qu’on est hutu ? Comment des élèves ont su que Pascal et Paul ainsi que les autres élèves arrêtés étaient hutus ? Beaucoup d’entre eux étaient mes amis, et j’ignorais leur ethnie.
A partir de ce jour, je n’ai plus suivi les cours avec attention, mes yeux étaient braqués en permanence sur un tronçon de la route, visible de mon pupitre, à travers les fenêtres de ma classe et la cours de récréation de l’école artisanale. Mon papa l’empruntait presque quotidiennement pour aller rendre compte à son patron, le père Denis et dont le bureau se trouvait dans la librairie « dite Librairie du père Denis ». Un jour que je ne l’ai pas vu, j’ai attendu impatiemment le matin pour interroger Mayoya Tharcisse, un cousin de mon père qui travaillait comme ouvrier polyvalent à notre école, pour qu’il me rassure. Mais en réalité je n’ai été rassuré que quand je l’ai aperçu moi-même sur sa moto Vespa le jour suivant.
Dans la nuit qui précède la fête de l’Ascension, la ville de Gitega est assourdie par des tirs de mitrailleuses localisées aux environs de la prison de Gitega. Bien que située à quelques 3km de la ville à vol d’oiseau, nous n’avons réussi à fermer l’œil de toute la nuit. Et tôt le matin nous voyons comme surgi de nulle part, monsieur Balthazar Ndayahundwa, alias « Mbuto » qui, après avoir fait une bonne toilette a revêtu ses tenues chics. Nous l’assaillons de questions pour avoir des nouvelles des autres élèves qui avaient été arrêtés avec lui une semaine plus tôt. Bien qu’hébété, c’est lui qui nous informe qu’ils sont tous morts cette nuit-là, et qu’il est le seul à avoir pu s’échapper. Mais comment s’échapper et revenir à l’école où se trouvent les élèves qui ont confectionné la liste des condamnés à mort. Après le petit déjeuner qu’il a pu partager avec nous, ce jour de l’Ascension, le Frère Ba rumbaze Zacharie, alerté par un élève tutsi, est venu le chercher pour le reconduire à l’abattoir. D’après les informations qui nous sont parvenues, il a été descendu du véhicule de l’école au niveau de la barrière qui avait été érigée à Nyabiharage, au niveau du Foyer social, et abattu sur place.
Il semble que cette nuit-là, la prison était archicomble ; et que voyant chaque soir certains partir pour l’abattoir, les autres n’avaient aucun espoir d’être interrogés et de pouvoir se défendre. Ils se sont alors révoltés et ont essayé de s’enfuir par tous les moyens, y compris par les conduites des égouts, d’où l’entrée en jeu des mitrailleuses, installées tout autour de la prison. Outre Balthazar, un autre professeur du collège de Gitega a pu s’échapper en retournant à son école, d’où il a été repris. A ma connaissance, deux personnes ont pu survivre à cette révolte. Il s’agit d’un certain Datus, élève de l’Athénée de Gitega, qui au lieu de retourner à son école, est allé se cacher à la campagne chez des parents, où il est resté caché plusieurs mois, avant de remettre le nez dehors. Il avait l’avantage d’être natif de Gitega, et de connaître donc les lieux et les gens. L’autre personne était un enseignan t, du nom de Habonimana Zacharie, également originaire de Gitega. Quelques années plus tard, sous le régime Bagaza, Habonimana Zaharie sera nommé député.
Cette nuit-là, tous les prisonniers hutus ont été abattus, y compris ceux qui se trouvaient déjà en prison pour d’autres motifs, avant la fatidique date du 29 avril 1972. Cela a permis de faire de la place pour la suite des arrestations et des exécutions qui ont redoublé en intensité.
Dans un premier temps, les exécutions se faisaient au niveau des fosses communes, les prisonniers quittaient la prison, vivants ; mais par la suite, par soucis d’économie des munitions, ils ont ramené les exécutions à l’intérieur de la prison, en assommant les victimes à l’aide d’un coup de marteau sur la tête des victimes, avant de jeter leurs corps dans des camions-benne. Imaginez le moral des autres prisonniers en attente d’exécution les jours suivants. Un des bourreaux, un certain Nzigo, prisonnier tusti originaire de Magarama, un des quartiers de Gitega, en deviendra fou.
Après Nyambeho, les suppliciés ont été enterrés près de la Ruvyironza, aux environs de Gishuha, et plus tard près du pont Pékin, de l’autre côté de la rivière Ruvubu.
Fin juin 1972 à la veille de notre départ pour les vacances de fin d’année, nous avons eu droit à un discours du commandant Sinduhije Jérôme. Il nous instruisait sur la conduite à tenir sur le chemin de la maison, et à la maison, parce qu’il s’était passé beaucoup de choses, depuis nos dernières vacances, disait-il. Des laissez-passer nous ont été distribués, mais ils n’ont pas empêché que certains élèves se fassent arrêter et exécuter sur le chemin de la maison, ou même à la maison. Ce fut le cas de deux élèves fraichement diplômés de l’école qui furent arrêtés et exécutés dans leur région de Kibumbu. D’autres trouveront que leurs parents ont été arrêtés et assassinés et seront dirigés vers l’exil par la famille proche, pour éviter qu’ils soient eux-mêmes tués.
Il faut noter que sur toutes les routes et grands chemins, des barrières avaient été érigées sous la surveillance des militants de la JRR, la jeunesse affiliée au parti Uprona. Toute personne inconnue de la colline et sans laissez-passer était arrêtée, et chaque soir, un véhicule passait de barrière en barrière pour embarquer les personnes arrêtées au cours de la journée, destination la prison et l’exécution la même nuit.
Découverte de la tragédie sur ma colline.
Je ne peux pas décrire ce que les autres élèves ont découvert en arrivant chez eux. Mais je peux témoigner sur la réalité que j’ai retrouvée sur ma colline. Elle porte le nom de Bihanga, elle est dans la zone administrative Mungwa, une subdivision administrative de la commune Gitega. C’est une des collines qui ont beaucoup souffert dans la province et commune de Gitega.
1. Un cousin de mon grand père nommé Nkanuriye Barthelemy avait, plus que tout le monde sur la colline, réussi l’éducation de sa descendance masculine. Il avait eu quatre garçons. L’ainé Yangayanga Vital était commerçant, il est mort naturellement, quelques années avant le génocide. Mais au cours de ce dernier, sa fille ainée, Denise sera veuve après l’exécution de son mari, un gendarme prénommé Méthode en poste à Kirundo. La deuxième fille, prénommée Monique connaitra l’exil de son mari en Tanzanie. Elle mourut prématurément, sans doute à cause de l’exil de son mari, qui travaillait à l’école artisanale de Gitega (Mushasha), dirigée par le Frère Dosité, de la congrégation des Frères de la Charité.
Le deuxième fils de Nkanuriye s’appelle Jenjegeri Séverin ; il a été le dernier bourgmestre de la commune Mungwa, avant que celle-ci ne soit réduite en 1965 en zone administrative de la commune Gitega. Séverin retrouva alors sa profession initiale d’enseignant, d’abord à Gitega–Mushasha, puis à Gihiza où il a été arrêté et conduit à la boucherie, dès les premières heures du génocide. Dans les mêmes circonstances, sa fille ainée perdra son fiancé, Anaclet …… … Alias « Tinya », originaire de la colline Muga, non loin de l’actuelle paroisse de Gihiza. Il était étudiant à l’Ecole Normale Supérieure à Bujumbura. Le deuxième enfant de Jenjegeri s’appelait Jenjegeri Célestin, il a été arrêté et tué au collège de Kivoga dans les environs nord de Bujumbura. Célestin avait 19 ans, il était non seulement mon cousin, mais aussi mon meilleur ami.
Le troisième fils, Athanase Mfayokurera était gendarme à Bujumbura. Il y fut arrêté et exécuté.
Le quatrième, Barandagiye Cassien enseignait à l’école primaire de Gihiza comme son grand frère Jenjegeri. J’ai déjà parlé de son arrestation et de son exécution la veille de l’Ascension 1972.
Bref, le vieux notable Nkanuriye s’est subitement retrouvé être le seul mâle adulte de son rugo, entouré des veuves et des orphelins de ses fils. Il en a perdu la raison, et mourut environ deux ans plus tard, sans l’avoir retrouvée.
2. Dans la famille de Nyambikiye, veuve Harakandi, autre cousin de mon grand père, deux frères Nyanduza Mathias et Fidèle Ndindakaje ont été arrêtés et exécutés. Après avoir enseigné à l’école moyenne pédagogique, Nyanduza avait ensuite dirigé la Mutualité chrétienne de Gitega ; et Fidèle était le secrétaire de l’inspecteur diocésain des écoles catholiques de Gitega, qui à l’époque était l’abbé Ruhuna Joachim, futur évêque de Gitega.
3. Sur la sous-colline Nyabisindu, Nyumayinzu Mathias était vendeur à la coopérative paroissiale de Gitega-Mushasha. Il y a été arrêté en même temps que son chef, le gérant de la coopérative, prénommé Elie.
Sur la sous-colline Mudahanga, Monsieur Potino Nkura, percepteur des taxes sur le marché de Bihanga a été arrêté en plein exercice de sa fonction. Ironie du sort, Potino s’était illustré en se moquant des personnes arrêtées et exécutées avant lui, à haute voix en plein marché de Bihanga.
Sur ma sous-colline Kivyibusha, outre le cas de la famille Nkanuriye, 3 autres personnes travaillant à Bujumbura y ont été assassinées. Il s’agit de Grégoire Baranyizigiye. Fils de Kana, qui travaillait à la poste à Bujumbura, il a été assassiné quelques mois après son mariage. Il y a aussi Lazare Ntamatungiro, fils de Roger Gitemere, et Chrisostome, Alias Kirizosi, Fils de Mubwa Liboire qui avait 18 ans environ à ce moment-là. Ces deux derniers travaillaient comme « boys » cuisiniers dans les ménages de Bujumbura.
Sur la sous-colline Gasozi et Kibungere, le cas de la famille Kaguru et Munuka est très particulier.
Un militaire , Mr Baramfumbase Jean, a été arrêté et exécuté.
Le fils ainé de Kaguru, nommé Méthode Barizira, était Gendarme à Kirundo. En mai 1972, Méthode a été arrêté et assassiné à Kirundo ; sa femme Denise (de la famille Nkanuriye) et ses deux filles parviendront à rejoindre la colline.
La sœur de Méthode, Clémence Nkenguburundi, était mariée à Léon Sindaye fils de Munuka de la sous colline Kibungere. En 1972, Léon a eu la chance d’être en stage en Belgique. Sa femme et ses 2 enfants, un garçon prénommé Pacifique Sindaye et une petite fille, vivaient alors à Kibungere chez ses beaux parents où Léon possédait une maison. Après la fin de son stage en 1974, Léon est rentré au pays, malgré qu’en son absence, tous les militaires et gendarmes hutu avaient été exécutés. Sa femme et ses enfants le rejoignirent alors pour vivre au camp Base, à Bujumbura. Peu après, Léon fut victime d’un accident de roulage, écrasé par la jeep de son commandant. Il fut longuement hospitalisé sous bonne garde à l’hôpital Prince Régent Charles, avant de poursuivre sa convalescence au camp, en compagnie de sa femme et de ses enfants. Et c’est à ce moment là, qu’en une nuit la famille a été entièrement anéantie. Léandre Ndereyimana, un travailleur civil du camp, menuisier originaire de Rweza en commune Gitega, était une vieille connaissance de Léon, pour avoir fréquenté ensemble l’école artisanale de Gitega-Mushasha. Il avait l’habitude de lui rendre visite pendant les pauses de travail. Alors qu’ils étaient ensemble la veille au soir, il s’étonna de trouver porte close et silence de mort le lendemain. En se renseignant, il apprit que toute la famille avait été fusillée. Nous sommes alors en 1974.
Originaire aussi de cette colline, un militaire du nom de Baramfumbase Jean a été arrêté et exécuté.
Fin des vacances et retour à l’école en septembre 1972
La plupart des élèves reviendront à l’Ecole Normale au début de l’année scolaire 1972-1973. Nous avons bien été accueillis à l’école (internat), mais une série de problèmes a été sources de tensions sécuritaires. D’abord, les élèves tutsi sont revenus des vacances avec une extrême agressivité envers les élèves hutu. Ensuite une liste de la plupart des élèves hutus était affichée sur tous les bâtiments de l’école en précisant que ces élèves sont exclus de l’Ecole Normale et sont irrecevables dans toute autre école sur l’étendue de la république du Burundi. Le Frère Zacharie qui dirige alors de facto l’école dira aux élèves hutus qui sollicitaient sa protection qu’il ne peut rien pour eux, car ils sont administrativement morts.
Beaucoup d’élèves hutus ont quitté l’école à ce moment là, soit pour l’exil soit pour la vie paysanne. C’est ainsi que bon nombre d’élèves hutu quitteront l’école directement pour l’exil au Rwanda. Le plus connu d’entre eux étant Melchior Ndadaye, futur président de la république, démocratiquement élu en juin 1993 et qui sera assassiné par les militaires tutsi en octobre de la même année, juste quelques 3 mois après son investiture. Mais d’autres choisiront la résistance, et les échauffourées se sont multipliées, entre élèves hutu et tutsi, à tel point que la liste des exclus a été annulée, et Monsieur Ntemako Pascal , directeur général au ministère de l’éducation nationale assurant l’intérim du ministre, en l’absence de gouvernement, a dû fermer temporairement l’école et renvoyer tous les élèves à la maison pour une durée indéterminée. C’est par voie de communiqué radiodiffusé que nous avons été appelé s à retourner à l’école deux semaines plus tard. Et bien sûr qu’il y eut encore plus de défections d’élèves hutu, mais l’ambiance s’est par la suite améliorée, les élèves tutsi se sont un peu calmés.
Il me semble que des exclusions pareilles ont eu lieu dans d’autres écoles de Gitega, puisque mon cousin Ngedakumana Laurent, qui fréquentait l’Athénée de Gitega, n’a jamais pu réintégrer son école, dirigée alors par Astère Kabohe, originaire de Gasibe, en commune Matana. Celui-ci a déclaré à sa cousine, Sœur Fidès de la Communauté des Sœurs « Incoreke za Marirya » ou « Bene-Denis », que « les hutu doivent payer ce qu’ils ont fait ». Elle tentait de raisonner son cousin, pour qu’il accepte de réintégrer Laurent à l’école, invoquant la vielle amitié qui la liait à Nyanduza, le grand frère de Laurent, assassiné aux premières heures du génocide. Mais Laurent n’a jamais pu reprendre ses études, ni à l’Athénée ni ailleurs.
C’est le cas aussi de Habimana Agathe ex-madame Ndimira Noël Bill , fille de Madebari Syrien, qui ne reprendra jamais ses études à l’Ecole Médicale de Gitega.
Namur, Mai 2014
Habonimana Aloys de Gonzague.
( Source de publication : Burundi-forum.org )