BURUNDI TODAY'S ©AGnews 2002 |
REPUBLIQUE DU BURUNDI
( Inama yIgihugu )
Conseil National pour la Défense de la Démocratie ( Igwanira Demokarasi )
Forces pour la Défense de la Démocratie
( Ingabo zigwanira Demokarasi )
DOCUMENT N° 1
La nature du conflit burundais :
cocktail politique dintolérance et dhypocrisie
Commission Permanente dEtudes Politiques
(COPEP / CNDD-FDD)
site internet : www.cndd-fdd.org
Juin 2000
"Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression, (...)"
(Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, Préambule, paragraphe 3)
Table des matières
2. La manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes
2.1. La genèse du conflit à laube de lindépendance et les éléments objectifs de son développement postcolonial3. Les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique2.2. La perception et la présentation du conflit par lélite tutsi
2.2.1. Loccultation systématique du conflit (1962-1988)2.3. La perception et la présentation du conflit par lélite hutu
4.1. Mise en perspective générale du conflit
4.2. Léchiquier politique de 1966 et son évolution
4.3. La purge anti-hutu de 1969
4.4. La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972
4.5. Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique
4.5.2. La répression et le génocide proprement dit
4.5.3. Quelques aspects corrélatifs de la rébellion-répression
4.5.4. Une lecture critique des explications officielles
4.5.5. Analyse critique de quelques hypothèses explicatives alternatives
4.6. Lencadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée
4.7. Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu
Annexe 1. Le substrat socio-politique du Burundi dans une perspective historique
Annexe 2. Les exécutions dhommes politiques au Burundi (1965) : un sévère réquisitoire de la Commission internationale de juristes contre les autorités de BujumburaAnnexe 3. Lettre du Chanoine A. Picard au Président du Burundi, Michel Micombero, le 15 mai 1972
Annexe 4. Le plan Arthémon Simbananiye dextermination des Hutu.
"Le problème burundais est un paradoxe car il nétait pas réellement au début un grave problème. Sil est un pays en Afrique qui pourrait faire preuve dune grande cohésion de par une culture commune et une histoire commune, cest le Burundi. Cependant, en raison des manipulations coloniales et des différences idéologiques subséquentes des responsables burundais qui se sont succédés, le problème sest davantage compliqué, touchant des millions de personnes qui ont injustement trouvé la mort et ceci a entraîné beaucoup de haine et damertume non seulement au niveau des groupes mais également au niveau des individus" (Président Yoweri Kaguta Museveni, Arusha, 1998).
Ce constat, que nous devons au leader tutsi actuellement le plus influent de la région des Grands Lacs, est assez révélateur des machinations machiavéliques dont souffre le peuple burundais depuis plusieurs décennies.
Le but de notre réflexion est précisément daller au cur de ces machinations pour tenter de cerner le conflit dans sa globalité, cest-à-dire sa nature politique et idéologique en interaction sans cesse croissante avec dautres intérêts : économiques et géostratégiques, visibles et invisibles, aussi bien nationaux quétrangers. Pour cela, il nous semble nécessaire de retracer tout dabord lévolution du conflit en partant de ses faits irréfutables et de la divergence apparente des acteurs (lélite tutsi et lélite hutu) quant à linterprétation respective de ces événements. Ensuite, il nous semble nécessaire dexpliquer cette divergence en présentant les thèses de légitimation respective qui sont à la base du développement structurel de la violence politique. Mais il semble par ailleurs que ces thèses, quoique de tendance lourdement inamovible, sont sensibles à la conjoncture des complicités ou dalliances internes et surtout externes. Cest pourquoi nous croyons nécessaire aussi dexaminer sous cet angle linfluence du contexte international ou plus exactement des interventions extérieures les plus remarquables ou les plus significatives.
Cette réflexion politique comprend en somme trois chapitres : -la manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes, -les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique, -les prolongements inavoués de ces thèses et les enjeux réellement en présence.
Aussi, lon trouvera annexés à cette réflexion quelques documents que nous estimons singulièrement éclairants et partant indispensables pour lénorme effort de réflexion collective, de dialogue inter-burundais et pourquoi pas de réconciliation nationale quil faudra tôt ou tard réellement entreprendre.
2. La manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes
2.1. La genèse du conflit à laube de lindépendance et les éléments objectifs de son développement postcolonial | MENU
Le point de départ du conflit burundais est une "unification assassinée" que Michel Elias présente ainsi.
"Dans les années soixante, alors que le vent de lindépendance souffle sur tout le continent, de nombreux partis politiques naissent au Burundi. De cette multitude de partis (21 officiellement agréés), émergent lUPRONA (Union pour le progrès national) et le PDC (Parti démocrate chrétien). LUPRONA, dirigé par le Prince Louis Rwagasore est un parti "populiste nationaliste transtribal" qui sefforce de rassembler les diverses composantes modernistes de la société burundaise. Rwagasore sévertue de rallier les chefs ganwa des deux clans (bezi et batare) malgré leurs vieilles querelles, mais les Batare préfèrent soutenir le PDC rival. Autour des nobles bezi on trouve dans lUPRONA tous ceux tant hutu que tutsi qui considéraient le régime colonial comme un obstacle à leur percée politique : des petits commerçants, des arabisés, des représentants des milieux dits "évolués" selon la terminologie coloniale de lépoque. LUPRONA "progressiste" collaborait dans la lutte pour lindépendance avec le parti TANU de Nyerere en Tanzanie et avec le MNC de Lumumba au Congo. On conçoit que du côté de la tutelle belge, on considère que Rwagasore était un nationaliste passionné plus ou moins directement téléguidé par Moscou. Le PDC par contre, proche des princes batare, faisait figure de parti conservateur entretenant de bons rapports avec ladministration coloniale. Signalons encore le Parti populaire (PP) proche des syndicats chrétiens, version burundaise du PARMEHUTU rwandais rassemblant des employés dEtat et surtout des missions catholiques. Avec le PP et une douzaine de petits partis, le PDC formera un Front commun.
Aux premières élections législatives le 18 septembre 1961, lUPRONA (80%) remporte une victoire écrasante sur le Front commun (17%). Cette victoire était politiquement logique, elle représentait à la fois une victoire du Roi et celle de son fils aîné Rwagasore contre les Blancs et le clan des Batare. En votant pour Rwagasore, les paysans exprimaient leur sentiment traditionnel de soumission à la famille royale. Dix jours après sa victoire, Rwagasore est désigné comme Premier ministre mais quelques jours plus tard (le 10 octobre 1961), il est assassiné par un homme de main derrière lequel on ne tarde pas à découvrir les deux principaux leaders du PDC. Lassassinat de Rwagasore constitue lorigine dune dérive qui va conduire, dune part à la division de lUPRONA et dautre part aux premiers affrontements Hutu/Tutsi. Rwagasore, on la dit, concentrait sur son image la légitimité monarchique, la lutte anti-coloniale, la modernité démocratique et lessor de nouvelles couches populaires appartenant aux deux ethnies. Sa mort prive le Burundi dun élément unificateur".
Privé ainsi de son chef charismatique, le parti UPRONA se trouve tout à coup en proie à de graves dissensions. Il se scinde en deux tendances irréductibles : dun côté les députés "modérés" dits de Moronvia, pro-occidentaux et presque exclusivement hutu ; de lautre côté les députés "progressistes" dits de Casablanca, pro-chinois par moment et presque exclusivement tutsi. Quant au PDC, il est également décapité par le fait que ses dirigeants sont publiquement exécutés à Gitega le 14 janvier 1963. Lembryon des partis politiques né à la veille de lindépendance disparaît donc avant même que ceux-ci aient pu jouer le rôle qui leur avait été dévolu.
La scène politique du Burundi grouille désormais dintrigues, dinstigations et dinitiatives à partir desquelles samorce tout un enchaînement de plus en plus violent dopérations de confiscation du pouvoir et de tentatives de récupération de celui-ci. Ainsi, "depuis 1961, le sang na presque pas cessé de couler, année après année. Les années de relative accalmie nont été en réalité que de périodes de répit ou de préparatifs macabres pour faire couler davantage de sang la prochaine fois".
Tels sont donc, très schématiquement, lorigine et le développement récurrent du conflit burundais. Pour en cerner davantage la manifestation cyclique, nous avons limité notre inventaire chronologique (voir tableau 1) aux seuls événements irréfutables qui ont marqué profondément la mémoire collective des Barundi et une frange de plus en plus considérable de lopinion internationale. Nous proposons ensuite linterprétation de ceux-ci par chacune des parties en cause ; lobjectif étant de mettre le doigt sur les ressorts plus ou moins subjectifs ou idéologiques du conflit car nous pensons quil ne peut y avoir négociation qui vaille sans reconnaître et sans assumer au préalable la divergence des points de vue entre les protagonistes. Au stade actuel du conflit burundais en effet, nul ne peut prétendre proposer une lecture explicative des faits qui puisse satisfaire les deux parties. Comme le reconnaissent, à notre satisfaction dailleurs, les auteurs dune étude commandée par la Fondation pour lUnité, la Paix et la Démocratie, "les deux camps sont en effet souvent tentés de réécrire lhistoire à leur convenance en effaçant les faits embarrassants et en soulignant les méfaits de lautre". A cet égard, il convient de saluer une expérience pilote très prometteuse sur lhistoire du Burundi. A linitiative de lUNESCO et à la demande de nombreux Burundais, une conférence internationale sest tenue à Nairobi les 21 et 22 juin 1999 afin dobtenir sur lhistoire du Burundi un ouvrage de référence non controversé qui permettra la rédaction de manuels pour lenseignement primaire et secondaire. Est-ce un signe des temps? Parmi les participants se trouvaient huit Burundais de luniversité du Burundi, trois Burundais de la diaspora, une Américaine, un Hollandais, deux Français, un Italien et un Belge. Daprès celui ci, un plan de travail en deux phases a été adopté et un comité scientifique de douze historiens (six Burundais et six non-Burundais) a été institué pour la rédaction et la traduction.
Tableau 2. Les principaux éléments objectifs et subjectifs du conflit burundais.
Année |
Eléments objectifs du conflit (les faits) |
Eléments subjectifs du conflit (la divergence dans linterprétation des faits) |
|
Interprétation des faits par lélite tutsi |
Interprétation des faits par lélite hutu |
||
1961 |
-Assassinat
du Prince Louis Rwagasore, Chef du parti UPRONA et
Premier ministre (13-10-1961). |
-Cest
ladministration coloniale belge qui est perçue
comme responsable de cet assassinat. Lon affirme
même que lassassinat de Rwagasore fut décidé par
le Vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy, le
Président du PDC Jean-Baptiste Ntidendereza et le
Résident de lUrundi Scheyven immédiatement après
la publication des résultats électoraux du 18 septembre
1961. -Règlement de compte entre Batare et Bezi. |
-Règlement de compte entre Batare et Bezi. |
1962 |
-Assassinat
de quatre syndicalistes chrétiens hutu (Jean Nduwabike,
Séverin Ndinzurwaha, Basile Ntawumenyakaziri et André
Baruvura) proches du PP (07-01-1962 pour le premier et
14-01-1962 pour les trois autres). -Assassinat, par un enterrement vivant, de Mathias Miburo, Hutu, bourgmestre de Muramba en province de Muyinga (mi-1962). |
-Indifférence
de lopinion tutsi vis-à-vis de cet événement -Indifférence de lopinion tutsi vis-à-vis de cet événement |
-Forfait
commis par la JNR, mouvement de jeunesse intégré à
lUPRONA mais manipulé par le groupe Casablanca
contre lélite hutu. -Forfait commis par la JNR, mouvement de jeunesse intégré à lUPRONA mais manipulé par le groupe Casablanca contre lélite hutu. |
1964 |
-Mort, par balle, de Mgr Gabriel Gihimbare (Hutu, Aumônier général de larmée burundaise récemment nommé par le Saint Siège comme Evêque coadjuteur de Mgr Antoine Grauls à larchevêché de Gitega), dans un bivouac militaire à Kirundo dans la nuit du 13-12-1964. | -Mgr Gihimbare faisait une tournée des camps militaires pour dire adieu aux soldats avant de prendre ses nouvelles fonctions. Arrivé à Kirundo où les Commandos de Gitega étaient en campagne militaire de protection de la frontière burundo-rwandaise, il fut abattu à lentrée du bivouac par la sentinelle. Dans une note explicative de ces faits publiée à lépoque dans Ndongozi yUburundi par le Commandant Paul Rusiga, celui-ci plaide en faveur dun accident. Il dit notamment que Gihimbare, grand chasseur, sest approché du bivouac la nuit en tirant plusieurs fois sur du gibier et la sentinelle crut que le bivouac était attaqué | -Elimination délibérée de cette personnalité hutu juste après sa nomination par le Saint Siège comme successeur de Mgr Antoine Grauls à larchevêché de Gitega. |
1965 |
-Assassinat
du Premier ministre hutu Pierre Ngendandumwe (15-01-1965) -Attaque du palais royal à Bujumbura dans la nuit du 18 au 19 octobre 1965 par des éléments de larmée et de la gendarmerie en mutinerie. Presque simultanément, massacre de paysans tutsi par de paysans hutu révoltés à Busangana en province de Muramvya (dont Paul Mirerekano est originaire). -Intervention de larmée loyaliste : neutralisation de lattaque du palais, chasse aux officiers et sous-officiers hutu, chasse aux parle-mentaires hutu, chasse aux leaders du PP, chasse aux commerçants hutu, massacre systématique des Hutu dans Busangana et communes environnantes. |
-Cest
un forfait de la CIA puisque le tueur à gage est un
agent (un réfugié rwandais tutsi, travaillant au
service de comptabilité) de lAmbassade
américaine. -Tentative pour les Hutu de renverser la monarchie. Cette tentative de prise du pouvoir saccompagnait de lextermination des Tutsi selon le modèle rwandais de 1959. |
-Elimination
délibérée dun grand leader hutu :
lassassin est un tutsi réfugié rwandais ; les
comman-ditaires burundais, bien identifiés, étaient
jaloux de la considération de Ngendandumwe tant auprès
du Roi que de la population. -Répression démesurée sans chercher à identifier les responsables de la mutinerie militaire de Bujumbura et de la révolte paysanne de Busangana : refus délibéré de tout traitement judiciaire transparent de ces événements. -Motif inavoué par les Tutsi : casser les Hutu politiquement et économiquement. |
1969 |
-Exécution de plusieurs dizaines de personnalités hutu civiles et militaires. | -Préparation dun coup dEtat qui sinscrit dans le processus de prise du pouvoir accompagnée de lextermination des Tutsi selon le modèle rwandais de 1959. | -Pure invention de complot de la part du pouvoir tutsi pour pouvoir exécuter officiers, sous-officiers, hommes de troupes, politiciens et intellectuels hutu après une parodie judiciaire à huit clos selon le "plan Simbananiye dextermination des Hutu". |
1971 et 1972 |
-Arrestation et procès de hautes personnalités tutsi (essentielle-ment Banyaruguru, civiles et mili-taires) accusées davoir préparé un coup dEtat. Sur pressions internes et externes, la grâce présidentielle fut accordée à tous les condamnés. Tout ceci sest produit entre début-juillet 1971 et fin-janvier 1972. | -Pour les
Hima, il y a eu complot contre la sûreté de
lEtat. -Pour les Banyaruguru, cest une invention de complot pour pouvoir éliminer ces personnalités civiles et militaires après une parodie judiciaire très médiatisée. -Motif inavoué par les Hima : écarter le groupe Banyaruguru du pouvoir. |
-Sagissant de prévenus tutsi, il y a procès public dailleurs fort médiatisé. En plus, la grâce présidentielle accordée aux condamnés manifeste une justice à "deux poids, deux mesures" en fonction des ethnies. |
1972 et 1973 |
-Eclatement
dune rébellion paysanne dans la province de Bururi
(Rumonge, Nyanza-Lac, Vugizo, Martyazo,
) et
dune mutinerie militaire à Bujumbura. -Assassinat de lex-roi Ntare V. -Répression et chasse aux Hutu sur toute létendue du pays par larmée, ladministration territoriale et la JRR. |
-Tentative de prise du pouvoir par les Hutu accompagnée de lextermination des Tutsi dautant plus que la tentative débuta par des tueries systématiques dirigées contre les Tutsi du Sud du pays. | -Application
par les Tutsi du "plan Simbananiye
dextermination des Hutu" caractérisé
par : provocation des Hutu par des Tutsi, révolte
subséquente des Hutu, puis répression démesurée par
les forces armées, les services de sécurité et les
milices du parti UPRONA. -Résultat: 300.000 morts, un vrai génocide qui emporta toute lélite hutu. |
1976 à 1987 |
-Barrage
quasi intégral contre les Hutu à lentrée de
lenseignement secondaire, supérieur et
universitaire. -Barrage quasi intégral contre les Hutu à lentrée de larmée. -Restriction daccès pour les Hutu aux emplois publics et para-publics. |
-Pour les
Tutsi, les Hutu sauto-excluent du système
éducatif car ils accordent peu dimportance à
lenseignement. -Ils sauto-excluent aussi des appels de recrutement annuellement lancés par larmée. -En ce qui concerne laccès à lemploi, les Hutu nont pas les compétences et expériences requises. |
-Pour les
Hutu, il sagit dun "génocide
intellectuel", cest-à-dire exclusion quasi
totale et délibérée à tous les niveaux de formation
entraînant elle-même limpossibilité
daccéder au marché du travail. -Aussi, il y a exclusion délibérée des Hutu à larmée. |
1988 |
-Eclatement
le 15 août 1988 dune révolte hutu répondant à
des provocations de Tutsi dont le commerçant Révérien
Harushingoro qui tira des coups de feu à bout portant
dans une foule de paysans faisant plusieurs morts et
blessés au marché de Ntega dans la province de Kirundo.
La famille du commerçant y a aussi perdu la vie ainsi
que dautres Tutsi. -Intervention de larmée avec massacre systématique des Hutu dans la commune de Ntega (province de Kirundo), dans la commune de Marangara (province de Ngozi) et dans les communes environnantes (Vumbi-Bukuba, Kiremba, Busoni et Bugabira). Ces opérations militaires ont été précédées par lévacuation de tous les Tutsi pour permettre lintervention de mitrailleuses héliportées et le lancement de bombes au napalm sur toutes les habitations. -Persécution sur tout le territoire national de tout intellectuel originaire de la région de Ntega-Marangara : arrestations arbitraires dont certaines suivies dexécutions, de tortures, de détentions prolongées sans condamnations, etc. |
-Pour les Tutsi, il sagit dun massacre organisé par le PALIPEHUTU contre les Tutsi de Ntega-Marangara à partir dune de ses bases étrangères. | -Pour les Hutu : réédition du "plan Simbananiye dextermination des Hutu". Mais la mobilisation de lopinion internationale, notamment par la "lettre ouverte au Président de la République" permit dempêcher lextension de la chasse aux Hutu dans tout le pays. |
1990 |
-Mort, dans la prison dUkonga à Dar-Es-Salaam, de Rémi Gahutu, Président-fondateur du PALIPEHUTU, le 17-08-1990. | -Indifférence de lopinion tutsi vis-à-vis de cet événement. | -Assassinat
par empoisonnement commandité par la sûreté burundaise
avec la complicité de certains Tanzaniens. La mission ad
hoc en Tanzanie aurait été menée par le
lieutenant-colonel Jean-Claude Ndiyo. -Par ailleurs, en date du 25-07-1990, les membres du PALIPEHUTU de lintérieur du Burundi avaient adressé une lettre à Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II lui demandant dintervenir, lors de sa visite pontificale au Burundi (du 05 au 07 -09-1990), en faveur dune recherche de solutions véritables au problème ethnico-politique du pays. Cet appel à la médiation du Saint Père aurait vexé le pouvoir hégémonique de la minorité tutsi De même, celui-ci redoutait que la visite du Pape à Dar-Es-Salaam nentraîne lélargissement de Rémi Gahutu. |
1991 |
-Attaques, en
novembre 1991, dans les provinces de Cibitoke, de Bubanza
et de Kayanza ainsi que dans la ville de Bujumbura par
des éléments non identifiés formellement, faute
dun traitement judiciaire transparent. -Intervention de larmée : nombreuses arrestations, exécutions extra-judiciaires et tortures à Bujumbura, Bubanza, Cibitoke, Kayanza et Ngozi. -Une mission denquête menée en décembre 1991 par un groupe dONGs (une allemande, une belge et une néerlandaise) affirme que "tout semble indiquer que le PALIPEHUTU soit à lorigine de ces événements" mais nexclut pas "la possibilité dune manipulation par certains services burundais" (Brigitte Erler et Filip Reyntjens, 1992). Lenquête indique par ailleurs que les attaques ont fait très peu de victimes parmi les militaires car dès le début daffrontements, les assaillants se dispersaient et battaient en retraite. Peu de victimes aussi du côté des civils tutsi car les Tutsi ont été mis en sécurité soit par la population hutu au début des attaques soit par les militaires au moment de la répression. Les milliers de victimes (trois mille au moins, presque exclusivement hutu, selon le rapport de lenquête), sont le fait de la répression démesurée de larmée. |
-Le PALIPEHUTU a attaqué et opéré des massacres de Tutsi dans Cibitoke, Bubanza, et dans certains quartiers de la ville de Bujumbura ; ceci dans le but de saboter la politique de rapatriement des réfugiés et le référendum constitutionnel du 9 mars 1992. | -Profitant du
moindre prétexte pour exterminer les Hutu, massacres
(par larmée) de plusieurs milliers de Hutu qui
navaient rien à voir avec ces attaques. -Lon pense que ces attaques avaient pour but de torpiller la rencontre prévue pour le 23 novembre 1991 entre le Président Buyoya et la direction du PALIPEHUTU à Paris. Il est dès lors possible quune branche dissidente du PALIPEHUTU ait lancé ces attaques ; mais il est possible aussi que celles-ci soient luvre dirréductibles tutsi dans lentourage même du Président Buyoya. |
1993 |
-Fin octobre,
assassinat par des éléments de larmée de
nombreux élus de juin 1993 : le Président de la
République (Hutu), le Président et le Vice-président
de lAssemblée nationale (respectivement Hutu et
Tutsi) et autres personnalités importantes de
lEtat. -Massacre de paysans tutsi par de paysans hutu révoltés. -Affrontements interethniques dans certaines écoles. -Intervention de larmée : massacres systématiques des Hutu dans des zones bien ciblées un peu partout dans le pays, chaque fois après évacuation des Tutsi. |
-En premier
temps, tous les corps de larmée et de la
gendarmerie sont réputés ralliés au coup (communiqué
radiodiffusé par les putschistes). En second temps, le
coup est déclaré être un geste irresponsable dun
groupe de mutins qui a rendu toutes les forces armées
inopérantes ; ce qui a empêché celles-ci de
sauver les institutions menacées par les soldats mutins
(autre communiqué radiodiffusé par les putschistes). -Larmée est ensuite intervenue pour sauver et protéger la minorité tutsi en passe dêtre exterminée par les Hutu. |
-Refus, une
fois de plus, de lalternance du pouvoir ou tout
simplement de la démocratie par la nomenklatura tutsi,
notamment dêtre gouvernée par un président hutu. -La révolte des Hutu a pour cause lassassinat de leurs élus et la peur dune récidive du génocide de 1972. |
1994 et 1995 |
-A partir de
janvier 1994, une série dopérations violentes
dites "villes mortes" à Bujumbura (et dans
quelques villes de lintérieur) à
linitiative de milices tutsi encadrées par des
partis de lopposition : arrêt des activités et
lynchage des Hutu surpris sur la voie publique et sur les
lieux de travail ; tout ceci sous lil
bienveillant de larmée et de la gendarmerie. -Ces opérations, préludes des purifications ethniques des villes notamment de Bujumbura, sont luvre de milices baptisées dès décembre 1993 : "sans défaites" au Bwiza, "sans échecs" à Ngagara, "ninja et sans culottes" à Cibitoke, "niga et sans erreurs" à Musaga, "sans erreurs" à Rohero et "sans esprit" à Nyakabiga. -Epuration ethnique progressive des villes, spécialement de Bujumbura, dès le début de 1994 par le biais de tueries ciblées sur les quartiers à purifier entraînant elles-mêmes lexode des Hutu rescapés. Sur les 9 zones de la mairie de Bujumbura, 7 sont transformées en tutsilands et 2 (Kamenge et Kinama) en hutulands; ces deux zones seront pour cela continuellement harcelées par les forces armées et les forces de police notamment sous couvert dopérations de désarmement de la population comme au début de mars 1994, où le chef dEtat-major de la gendarmerie Epitace Bayaganakandi outrepassa lordre du Président de la République (qui avait ordonné de désarmer les civils de Nyakabiga où crépitaient des armes automatiques tous les soirs) pour soccuper du hutuland de Kamenge. Des opérations de ce genre ont été répétées en avril-mai 1994, en juin-juillet 1995, à Kamenge, Kinama, Kanyosha et Gasenyi. -Emergence spontanée de résistants hutu armés ; combats rangés à larme légère entre larmée et les résistants ; assauts répétés à larme lourde jusquà la destruction totale de Kamenge. -Développement dune guérilla à dominante hutu polarisée autour du Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD) et des Forces pour la Défense de la démocratie (FDD). -Epuration ethnique de lUniversité: fuite de 450 étudiants hutu le 15 mars 1994 et massacre du reste (y compris les professeurs hutu) surtout en juin 1995. -Epuration ethnique de certaines écoles secondaires. -Assassinats ciblés sur des personnalités politiques et administratives : une récompense de 100.000 FBU est à la disposition de quiconque (y compris le personnel médical!) tue un agent de cadre hutu -Une série de massacres systématiques perpétrés par larmée sur des Hutu à lintérieur du pays et accompagnés de pillages, dincendies des maisons et de destructions de récoltes, y compris celles encore sur pied. |
-Pour les
"villes mortes" et les meurtres qui les
accompagnent : lobjectif est dobliger le
FRODEBU à partager le pouvoir dans le cadre des
négociations Kigobe I et Kigobe II. -Pour la purification ethnique urbaine, lobjectif est de limiter le phénomène dinfiltrations des résistants hutu armés. -Pour Kamenge, essais de désarmement des résistants et destruction à larme lourde de ce symbole de résistance hutu. |
-Premier
objectif de ces violences : capitalisation et
achèvement progressifs du putsch sanglant du 21 octobre
1993. La poursuite sanglante de ce putsch sur plusieurs
années est en effet appelé "putsch rampant". -Deuxième objectif de ces violences : détruire tout le potentiel intellectuel et économique des Hutu. |
1996 à 1999 |
-Achèvement
du putsch rampant qui ramène Buyoya au pouvoir le 25
juillet 1996. -Arrêt des "villes mortes" et diminution de la terreur urbaine : les milices tutsi sont intégrées dans larmée qui elle-même absorbe la gendarmerie. -Renforcement du regroupement des Tutsi dans les "centres de déplacés". -Création des "camps de regroupement" pour paysans hutu (selon lappellation tutsi) qui sont des "camps de concentration de type NAZI" (selon lappellation hutu) ou des "camps de regroupement forcé" (selon lappellation de la presse internationale, lAFP notamment, 18 juillet 1997). -Développement de la guerre civile. |
-La raison
dêtre des "villes mortes" et de la
grande terreur urbaine ayant disparu suite à la
récupération intégrale du pouvoir, les milices tutsi
doivent désormais participer à la lutte contre la
rébellion hutu ; doù leur intégration à
larmée. -Pour le renforcement des "centres de déplacés", il sagit de mieux protéger les Tutsi contre la rébellion hutu. -Pour les "camps de regroupement", cest la seule façon disoler les populations hutu des rebelles hutu. |
-Les
"villes mortes" ont disparu car les Tutsi ont
entièrement récupéré le pouvoir. -Les "centres de déplacés" tutsi servent dargument au régime Buyoya pour solliciter lappui diplomatique ainsi que laide humanitaire et financière. -Les "camps de concentration" hutu servent à contrôler les Hutu et à les exterminer à petit feu par sous-alimentation, épidémies, manque de soins, etc. Il sagit dun "génocide à compte-gouttes" pour utiliser lexpression de Paulo Sergio Pinheiro, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de lHomme au burundi en 1995-1996. |
2.2. La perception et la présentation du conflit par lélite tutsi | MENU
Du côté tutsi, le rapport des forces issu de lhéritage colonial du pouvoir na cessé jusquici de rester significativement à son avantage. Ainsi, sa perception et sa présentation du conflit sont intimement liées à cette réalité dont lévolution montre deux phases : la phase doccultation systématique et la phase de reconnaissance brutale du conflit.
2.2.1. Loccultation systématique du conflit (1962-1988) | MENU
Dans une première phase (1962-1988), la stratégie tutsi consiste à nier catégoriquement lexistence dun lien quelconque entre la tragédie cyclique du Burundi et la répartition inéquitable du pouvoir entre les ethnies. Dailleurs, tout au long de cette période, la négation publique de lexistence même des ethnies est une idéologie tellement importante quon ne lésine pas sur les moyens pour lui assurer urbi et orbi une assise théorique. Affirmer linexistence des identités ethniques est pour la minorité hégémonique dextraction tutsi le moyen le plus commode de nier son monopole pourtant évident sur le pouvoir politique, économique et culturel.
Pour expliquer alors les crises ethnico-politiques du pays, lon fit systématiquement le procès dun facteur exogène (limpérialisme du pouvoir colonial et des missions chrétiennes), qui a sûrement contribué à lintrusion de lethnisme dans la gestion de lEtat notamment au Rwanda et au Burundi. Mais le clivage endogène, pourtant apparent dans la littérature orale (contes, dictons, devinettes), indéniablement pré-coloniale, est purement éludé. Cest ainsi que les thèses de doctorat et les mémoires de licence sur la question réalisés par les Tutsi dans cette période défendent systématiquement ce point de vue.
Ils sinsurgent dabord contre le "mythe ethnique" (en particulier le "mythe dune origine hamitique des Tutsi") qui, daprès eux, aurait été créé de toute pièce par la colonisation européenne, surtout belge, en confondant de "simples catégories sociales" du pays avec les "graves caricatures ethniques" twa, hutu et tutsi. Ils affirment donc clairement quavant la pénétration européenne, le fait ethnique nexistait pas dans la conscience collective de tous les peuples des royaumes inter-lacustres. Prenant lexemple du royaume Buganda, Joseph Gahama affirme que "les missionnaires sefforcèrent de flatter les dirigeants en leur faisant croire que leur origine était différente de celle de leurs sujets".
Ils sinsurgent ensuite contre lhypothèse classique dune mise en place des différents types de population par vagues de migrations successives à lintérieur du Cercle des Grands Lacs. En guise dalternative, Emile Mworoha suggère une existence originelle simultanée (création spontanée?), au sein du peuplement inter-lacustre, de plusieurs "variétés" économiquement spécialisées et complémentaires (chasseurs, agriculteurs et éleveurs) dont les quelques différences somatiques, daprès lhypothèse de M. Posnansky quil cite confortablement, seraient tout simplement dues à des facteurs sociaux et alimentaires. "On peut penser, dit Posnansky à propos du royaume Nkore, que les fortes différences physiques remarquées entre les Bahima (les éleveurs) et les Baïru (les agriculteurs) sont dues à des facteurs sociaux et nutritionnels sans quon soit obligé dinvoquer la migration dun peuple depuis la corne de lAfrique. Utilisant surtout une nourriture à forte dose de protéines et préférant du point de vue social de leur mariage des personnes aux caractères physiques déterminés, il est probable que la sélection sociale et naturelle a provoqué des différences physiques qui sont tellement apparentes".
Et pour conforter son point de vue anti-migratoire, Emile Mworoha avance un processus de mutation spontanée qui expliquerait la genèse de système féodal. Il cite dabord une hypothèse de D.W. Cohen selon laquelle un "inventeur" de la royauté aurait, à loccasion dune crise, jailli de lintérieur des clans et réussi, soit en imposant sa force soit en manipulant les coalitions, à établir un pouvoir supra-clanique au Nord-Est de lUganda. Il applique ensuite ce processus génétique aux cas du Rwanda et du Burundi en énumérant une série de légendes, puisées dans la mythologie orale, qui attribuent aux Bami une origine divine.
En définitive, cette formidable mobilisation intellectuelle de lélite tutsi visait un objectif précis : le contrôle de lopinion internationale à son avantage car, un ethnisme délibérément érigé en système de gouvernement ne pouvait durablement fonctionner sans abuser les acteurs internationaux dont le Burundi dépend très largement, notamment sur le plan financier.
L "Ecole historiographique burundo-française" créée à cette fin dès 1965 est parvenue effectivement à ancrer cette mascarade politico-idéologique dans lopinion publique internationale. Cette école est luvre de lhistorien français Jean-Pierre Chrétien, professeur à lUniversité du Burundi depuis 1965 et aujourdhui directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique à Paris. Sa contribution à la connaissance scientifique de lhistoire du Burundi est incontestable. Mais, son école est contestée, notamment par Roger Botte, Filip Reyntjens et René Lemarchand, pour son diagnostic du conflit ethnique du Burundi contemporain auquel il a consacré plusieurs articles dans des ouvrages collectifs ou dans des revues spécialisées et énormément de communications dans les médias aussi bien burundais queuropéens. Très proche du discours officiel en la matière, ce diagnostic "a incontestablement conforté la position hégémonique des élites au pouvoir et na guère servi les intérêts des masses barundi (Hutu et Tutsi) encore moins ceux des chercheurs en sciences sociales désireux de sinstruire objectivement des réalités socio-politiques du Burundi". Cette école fut ensuite prise en relais par le "Centre de civilisation burundaise" créé à Bujumbura en 1978. Ce centre fut lui-même rebaptisé "Institut Rwagasore" en 1988 par le Président Pierre Buyoya pour en faire un "cadre déducation et de débat politique pour le parti et lEtat (...) soit pour apprendre lhistoire du parti UPRONA et ses textes fondamentaux, soit pour débattre de la problématique de la démocratie au sein dun parti unique".
Tout en niant donc lexistence et lantagonisme des ethnies, un seul aspect de la question ethnique est cependant admis : le caractère potentiellement contagieux de la révolution rwandaise de 1959. En effet la prise du pouvoir par lélite hutu du Rwanda a suscité demblée chez les Tutsi du Burundi lobsession de se voir un jour balayés par une tourmente révolutionnaire à la rwandaise. En conséquence pour les plus radicaux dentre eux, tous les moyens sont bons pour préserver le Burundi dune telle contagion.
2.2.2. La reconnaissance brutale du conflit (depuis 1988) | MENU
La deuxième phase de la perception tutsi est tributaire dune certaine perplexité des partenaires étrangers vis-à-vis de cette mascarade politico-idéologique. Suite à la crise maximale de 1972, le protagoniste tutsi perdit en effet, sans sen apercevoir immédiatement, le credo international quasi-automatique dont bénéficiait jusque-là sa présentation fallacieuse de la dérive ethnico-politique du Burundi. Et pourtant, lors de son départ précipité de Bujumbura en protestation contre le génocide de 1972, le Chanoine A. Picard avait très clairement prévenu le Président Micombero sur ce sujet. "Monsieur le Président, ( ) Jai honte! Jai honte de vous avoir entendu dire dans votre message du 8 mai, que lattitude sympathique des Etrangers prouvait que vous défendiez une cause juste. Non, Monsieur le Président! Vous vous êtes trompé! Les Etrangers napprouvent pas les sauvageries des tortionnaires gouvernementaux, pas plus quils ne pouvaient approuver les crimes des rebelles. Cela, nous le crierons à la face du monde de toutes nos forces, à la mesure de nos moyens".
Le protagoniste tutsi ne put donc se rendre compte du changement intervenu dans lattitude de lopinion internationale quen septembre 1988, à la fin des massacres de Ntega-Marangara, car la version présentée par le Président Buyoya ne fut guère acceptée, les yeux fermés et les bouches closes comme celui-ci lespérait, par les diplomates accrédités à Bujumbura. Ce fut, pour reprendre la formule percutante de Mgr Simon Ntamwana, "un court-circuit qui provoqua la révision du tout au tout". Ainsi, lhypocrisie officielle sur les ethnies a vécu
Depuis lors, les ethnies sont officiellement reconnues par tous. Mais cette reconnaissance requiert pour lélite tutsi la production de mascarades politico-idéologiques de substitution. A lheure actuelle, deux sont déjà en circulation dans lopinion publique internationale.
La première mascarade politico-idéologique de substitution récemment exhibée par le protagoniste concerné (en loccurrence le Président Pierre Buyoya) est non seulement la survie physique de la minorité tutsi, mais aussi et surtout sa survie politique et économique vis-à-vis dune "dictature ethnique" quexerceraient les Hutu si le changement politique au Burundi consacrait comme ailleurs le principe de "un homme égale une voix de vote". Lon conçoit dès lors que du côté tutsi, tout est bon qui puisse empêcher lavènement dun système électoral au suffrage universel quon qualifie de "vote ethnique" ou de "recensement ethnique".
L "étude dun système institutionnel adapté au Burundi", commandée en 1996 par la Fondation (de Pierre Buyoya) pour lUnité, la Paix et la Démocratie, saligne précisément sur ce point de vue dans sa proposition sur le mode de désignation du Président de la République. "Dans létat actuel des choses, un candidat tutsi aussi valable soit-il naurait aucune chance dêtre élu. Les Tutsi seraient exclus, par le jeu de ce mode délection (le suffrage universel direct), de la compétition pour laccession au poste politique le plus prestigieux et le plus important. ( ) Mais pour rester dans la logique démocratique, le Président de la République devrait être élu par le Parlement. Les membres du Parlement, élus par le peuple (directement ou indirectement), pour le représenter dans lexercice de la fonction législative, sont les plus dignes de confiance pour le représenter à ce niveau".
Et comme dhabitude, la diffusion dune telle idéologie est sous-tendue par une série de contrevérités dont nous donnons ici un exemple de taille : linterprétation du résultat de lélection présidentielle de juin 1993. A ce sujet, il est en effet très regrettable de voir Pierre Buyoya affirmer sans vergogne quil perdu cette élection tout simplement parce quil navait pas lethnie quil fallait, et omettre superbement les vraies raisons de son échec électoral comme la très longue gestion chaotique du pays par son parti UPRONA et surtout les massacres de Ntega-Marangara (1988) ainsi que les massacres de Cibitoke-Bubanza-Bujumbura (1991) réalisés par les forces armées sous sa propre magistrature suprême.
La deuxième mascarade politico-idéologique de substitution est singulièrement surprenante car son adoption aujourdhui contraste très violemment avec le rejet catégorique de celle-ci par lélite tutsi au cours des années 1962-1988 : cest "le mythe de lorigine hamitique des Tutsi".
Lon se doutait depuis un certain temps de lexistence dune démarche diplomatique très discrète allant dans le sens dune sensibilisation des organisations juives mondiales et de lEtat hébreux sur une consanguinité et une culture commune entre les Juifs et les Tutsi. Le doute vient dêtre dissipé grâce à une conférence initiatique tenue à Louvain-la-Neuve (Hôtel Mercure de Lauzelle) le 10 octobre 1999 par une organisation tutsi dénommée "Institut de Havila" sur le thème de "la prophétie du "bâton" qui est celle du retour de la mémoire perdue des peuples hébraïques de Havila (la région des Grands Lacs ( ), une véritable liturgie du souvenir telle que la vivaient quotidiennement les Batutsi du temps de Rwabugiri".
Selon les principaux responsables de lorganisation (Monsieur Jean Bwejeri, Maître Matthias Niyonzima, Capitaine Richard-Delvaux Ciramunda et Monsieur Gaspard Kirombo), apparemment dobédience PARENA (Parti pour le redressement national) dont ils louangent abondamment le Président-fondateur Jean-Baptiste Bagaza, lobjectif de linstitution Havila est "de restituer et de faire revivre la mémoire perdue des douze codes hébraïques qui ont caractérisé, depuis des millénaires, la civilisation des peuples kushitiques de lAbyssinie méridionale (Rwanda, Burundi, Buha, Ankole, Buhavu, etc.) établis aux confins des sources sacrées du Nil Blanc et gardiens des mines du Roi Salomon".
Mais derrière cette façade culturelle, se cache en réalité un effort de mobilisation politique et géostratégique de tous les peuples africains dapparence tutsi : Peuls du Sahel ; Ethiopiens, Somaliens, Erythréens de lAbyssinie et de la Corne de lAfrique ; et autres variétés tutsi de lAfrique centre-orientale. Lon insiste beaucoup effectivement, dans le compte rendu précité, -(1) sur "la connexion mémorielle des peuples shebatiques du Nil Blanc : Havila (Grands-Lacs) et du Nil Bleu : Guihon (Ethiopie, Somalie, Erythrée, Ogaden, Ghana, Nigeria, etc.), cest-à-dire les peuples qui revendiquent lhéritage africain de la Reine de Saba et du Roi Salomon", -(2) sur "lintervention politique et diplomatique pour les questions relatives au destin des peuples de Havila", -(3) sur "un observatoire de la situation sécuritaire et stratégique que vivent les peuples shebatiques de Havila" et -(4) sur cette ultime recommandation "davoir lil rivé sur les contradictions de lhistoire présente, faites de crise transitionnelle, daffrontements armés et de continuation de la Shoah".
Il faut donc conclure que cette démarche nest pas une aventure isolée. "A la veille du troisième millénaire, affirment les responsables précités, la réunification physique des tribus perdues de Havila, de Guihon et du Fouta Djalon sera célébrée par le gigantesque festival dAGULERI dans lIgboland, qui aura lieu pendant 10 jours, du dimanche 24 octobre au mardi 2 novembre, cest-à-dire dans la période désignée par les textes bibliques pour la tenue de la Soukkot-Umuganuro, qui est la fête centrale des peuples hébraïques depuis la sortie de lesclavage dEgypte. Organisé par la Coordination continentale de lAfrican Hebrew Organization et du KSSF (King Salomon Sephrardic Federation, ce festival prophétique de Sukkot-Umuganuro réunira les ressortissants des 34 royaumes post-Zagwe autour dune même célébration matérielle de lancienne Alliance hébraïque. Pour la première fois depuis la destruction du Temple de Salomon, et cette fois-ci, aux confins occidentales des possessions de la Reine Saba, les délégations venues de Havila, de Guihon, et de la diaspora juive rassemblée dans le Groupe industriel "RIVKIN TECHNOLOGY", les Enfants de lArche, perdus dans Guihon, dans Havila, et autour du Fouta Djalon, célébreront ce qui leur reste des mystères des Tabots".
2.3. La perception et la présentation du conflit par lélite hutu | MENU
Du côté hutu, le syndrome ethnico-politique du conflit, à savoir la ségrégation ethnique (y compris lélimination physique des concurrents réels ou potentiels) dans lexercice du pouvoir dEtat est très clairement affirmé dans lanalyse du développement postcolonial du conflit burundais.
Ainsi, daprès les Hutu, lobjectif des régimes militaires tutsi qui consiste à exclure toute participation de la majeure composante du peuple burundais à la conception et au pilotage de son destin sest concrétisé suivant trois axes de réalisation.
Déploiement dun dispositif de provocation-répression chargé dentretenir en permanence un climat déprimant de suspicion et de peur : incarcérations légalement injustifiées, tortures et même assassinats de syndicalistes, délites politico-administratives, de commerçants, de religieux, détudiants, de lycéens, décoliers dont lattribut commun est lappartenance à lethnie hutu. Cette violence nest jamais traitée par la justice burundaise.
Désinformation systématique et violence psychologique (ridiculisation, diabolisation, déshumanisation, ) dans tous les espaces médiatiques (radio, télévision, presse écrite et meetings hebdomadaires obligatoires du parti unique UPRONA).
Même le haut clergé de lEglise catholique, autorité morale la plus influente du pays, a été pris longtemps au piège car son bimensuel Ndongozi yUburundi ne sest pas significativement démarqué du discours officiel sur la question du pouvoir exercé totalement et brutalement par une petite minorité dextraction tutsi.
Et il y a pire. Il y a dabord les homélies partisanes de Mgrs André Makarakiza et Michel Ntuyahaga sur les événements de 1972. Il y a ensuite les homélies également partisanes de Mgr Bernard Bududira sur le PALIPEHUTU en 1992. Il y a aussi la "lettre ouverte à la Hiérarchie catholique du Burundi", écrite en janvier 1994 par plus de 70 chrétiens burundais vivant dans différents pays (Allemagne, Belgique, Burundi, France, Italie et Suisse), indiquant que le Haut clergé catholique du Burundi est laxiste à légard des prêtres tutsi qui, non seulement relaient les discours mensongers de lélite politico-militaire tutsi, mais utilisent le prestige de la "Conférence épiscopale" pour faire passer ceux-ci dans les organes de presse occidentale. Ainsi en novembre 1993, deux abbés (Adrien Ntabona et Simon Ruragaragaza) ont lancé délibérément et en toute impunité lopinion occidentale sur une fausse piste, et cela au nom de la Conférence épiscopale, en affirmant sans vergogne que "les Hutu perpétrèrent sur les Tutsi un génocide sélectif" ou encore que "lintervention des militaires (en clair : leur déferlement sauvage sur les quartiers populaires des villes ou sur des collines bien ciblées des campagnes) nétait destinée quà ramener le calme là où elle était appelée de façon pressante". Mais le cas le plus scandaleux du sérail catholique du Burundi aura été celui du frère dominicain Déo Niyonzima, bien connu pour avoir monté en 1993 la fédération des milices tutsi appelée "Solidarité jeunesse pour la défense des droits des monorités" (SOJEDEM) et qui garda plusieurs années son statut ecclésiastique sans se faire rappeler à lordre par sa hiérarchie.
Au fur et à mesure que son exclusion et sa persécution se précisaient, lélite hutu essaya dy faire face en recourant discrètement, comme lélite tutsi, à des procédés identitaires. Ainsi naquit, au sein des élites burundaises, un engrenage implacable de crispations ethniques fondé pour les Tutsi sur le pouvoir sans partage à conserver intact et pour les Hutu sur la juste participation politique à conquérir.
Des initiatives à charge de quelques éléments de lélite hutu, du fait dune conscientisation qui se voulait hâtive tout en demeurant clandestine, ont été maladroites : violences de Muramvya en octobre 1965 et violences de Bururi en avril-mai 1972. Elles ont donné au pouvoir tutsi les opportunités attendues de réaliser sur lensemble du pays un génocide sélectif répété qui, depuis la crise maximale de 1972, a creusé un gouffre entre les deux communautés : 300.000 morts en avril-mai 1972 et à peu près 300.000 exilés sur une population totale de 3,7 millions dhabitants.
Cest cette année en effet que la purification ethnique de larmée, déjà réalisée précédemment (1965 et 1969) au niveau des officiers, fut étendue au niveau des sous officiers et des hommes de troupes. Cest également cette année que les élites hutu furent éliminées depuis les ministres jusquaux instituteurs et écoliers en passant par tous les paliers possibles et imaginables : agents de ladministration centrale, de ladministration territoriale, dentreprises publiques et privées, nombreux prêtres et autres religieux catholiques, pasteurs protestants, artisans, petits commerçants, etc.
Cest aussi en 1972 que lon prit conscience de la réalité dun plan dextermination/égalisation de lethnie hutu élaboré quelques années auparavant par les ministres André Muhirwa et Arthémon Simbananiye. Ce plan vise à littéralement égaliser les deux ethnies sur le plan démographique, cest-à-dire à couper ce qui dépasse dans lethnie hutu, en commençant par les Hutu instruits. Ce plan-génocide, appelé "plan Arthémon Simbananiye dextermination des Hutu" fut découvert et officiellement dénoncé à titre préventif par le ministre de linformation Martin Ndayahoze auprès du Président Micombero en 1968. Mais cette démarche préventive fut vaine car lon sait que le plan fut rigoureusement appliqué quatre ans plus tard (1972) ; et Martin Ndayahoze en fut lui-même une des premières victimes.
Cest enfin à partir de 1972 que la ségrégation ethnique a été fermement organisée au sein du système éducatif burundais contre les nouvelles générations jusquà érection de facultés universitaires exclusivement réservées aux Tutsi : "génocide intellectuel". Faut-il illustrer ceci par un exemple? La faculté de droit est depuis lors discrètement interdite aux Hutu avec pour conséquence la purification ethnique de la magistrature judiciaire et du barreau du Burundi. Ainsi tout crime, même de sang, de guerre ou contre lhumanité, commis en cachette ou au grand jour par un Tutsi sur un ou plusieurs membres de lethnie hutu na aucune chance dêtre poursuivie : le Burundi est pour cela un paradis de limpunité pour les crimes de génocide et autres crimes contre lhumanité.
3. Les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique | MENU
Comme nous lavons laissé entrevoir dans les lignes qui précèdent, lattitude de lélite tutsi dans ce conflit est fondée sur le pouvoir absolu à préserver, par la ruse sinon par la violence, de tout partage démocratique ; tandis que lattitude de lélite hutu est motivée par sa juste participation politique à conquérir, y compris par la violence si nécessaire. Cest pourquoi deux thèses de légitimation saffrontent dans larène de mobilisation respective des troupes. Dune part, côté tutsi, il y a la thèse du "péril hutu" (traduction dune aversion du partage démocratique du pouvoir et dune peur obsessionnelle du changement politique par le biais dune révolution sociale) dont il faut à tout prix se prémunir ; et dautre part, côté hutu, il y a la thèse de lexclusion dune immense majorité de la population allant jusquaux "génocides sélectifs" en passant par la "confiscation cynique du pouvoir". Linteraction des deux thèses dans le développement récurrent du conflit mérite dêtre élucidée. Pour cela, létape initiale (1961-1965), qui est dailleurs la plus tactiquement sophistiquée, servira de support empirique à cette démarche ; les étapes suivantes nétant que des copies plus ou moins corrigées de celle-ci.
Pour liquider lexpérience démocratique que lélite tutsi considère comme le point de départ du "péril hutu", celle-ci entreprit dès 1961, souvent avec la complicité du Roi Mwambutsa qui dissimulait à peine sa détermination de récupérer lintégralité de ses prérogatives ancestrales sur lexécutif et le législatif, la sape des bases institutionnelles de lEtat notamment du parlement qui détenait lessentiel du pouvoir dans cette monarchie constitutionnelle à limage du Royaume de Belgique de cette époque. Cette démarche consista à rendre le pays ingouvernable en violant souvent la loi pour ainsi enrayer, à terme, le processus démocratique suivi par le Burundi à laube de lindépendance.
Cest ainsi quen octobre 1961, contrairement à lattente générale, ce ne fut ni Pierre Ngendandumwe (Hutu, Vice-Premier ministre), ni Paul Mirerekano (Hutu, "dauphin" du Prince Louis Rwagasore) que le Roi nomma au poste de premier ministre en remplacement de Rwagasore assassiné, mais son gendre André Muhirwa (un prince du clan des Batare rallié au Roi par voie matrimoniale et au parti UPRONA construit autour des princes bezi). André Muhirwa présenta alors un gouvernement comptant 3 Hutu sur 10. Mais ce nest pas tout. Cest sous ce gouvernement Muhirwa que fut créée la Jeunesse Nationaliste Rwagasore (JNR), un mouvement discrètement armé et intégré au parti UPRONA. Cest cette JNR qui, les 7 et 14 janvier 1962, massacra à Kamenge (Bujumbura) quatre syndicalistes hutu proches du PP : Jean Nduwabike, Séverin Ndinzurwaha, Basile Ntawumenyakaziri et André Baruvura. Cest cette même JNR qui, en été de la même année, enterra vivant Mathias Miburo, bourgmestre hutu de Muramba en province Muyinga.
Tous ces crimes ayant été commis, daprès le Courrier dAfrique, avec la bénédiction et le soutien direct du Premier ministre ganwa André Muhirwa, lon comprend que leurs auteurs naient pas été directement inquiétés. Cest seulement sous le gouvernement éphémère du Premier ministre hutu Pierre Ngendandumwe (du 18 juin 1963 à fin-mars 1964) quils furent identifiés, puis arrêtés et même "condamnés à mort ou à de lourdes peines par un tribunal régulier" ; mais sous le gouvernement du Premier ministre tutsi Albin Nyamoya (du 31 mars 1964 à mi-janvier 1965), ils furent tous graciés, puis aussitôt relâchés et immédiatement réintégrés dans leurs fonctions.
A partir de ce moment, les leaders hutu, politiques et syndicaux, ne connurent plus, en dehors de quelques périodes daccalmie, que vexations, mauvais traitements, emprisonnements, tortures et assassinats ; certains durent choisir entre lexil et la mort. A la même époque, le premier évêque catholique hutu, Mgr Gabriel Gihimbare, fut assassiné à coup de fusil, la veille de son sacre (voir les circonstances de cet assassinat au tableau 1). Cependant, à lintérieur, la résistance hutu contre les abus du pouvoir tutsi sesquissait, les partis politiques (y compris lUPRONA) se préparaient aux prochaines élections législatives en tenant compte notamment de cette problématique.
Impressionné néanmoins par la puissance croissante des réactions populaires face au régime de terreur instauré par le Premier ministre Nyamoya, le Mwami Mwambutsa nomma de nouveau un premier ministre hutu en la personne de Pierre Ngendandumwe. Mais tout modéré et monarchiste quil fût, Pierre Ngendandumwe fut assassiné le 15 janvier 1965, quatre heures à peine après la proclamation de son gouvernement. Il fut abattu par un tueur (un Tutsi réfugié rwandais : Joseph Gonzalvès Muyenzi) à la solde de Tutsi burundais qui nacceptaient pas son gouvernement composé de 6 Hutu et de 7 Tutsi. Comme pour les assassinats précédents, les assassins de Pierre Ngendandumwe, nont pas été réellement inquiétés. Ils furent eux aussi identifiés, puis arrêtés, mais assez rapidement relâchés, à lexception de lauteur physique du crime qui prit la fuite en Ouganda où il finit par être mystérieusement assassiné (lapidé dans la prison de Makindye!) en 1968.
Un autre fait très significatif de la dérive ethnique dans la gestion de lEtat burundais au cours de cette période est la marginalisation systématique de Paul Mirerekano (Hutu du groupe Moronvia) par le Premier ministre André Muhirwa (Ganwa ou Tutsi du groupe Casablanca). Le témoignage que voici, donné par Léonce Ndarubagiye, laisse clairement entrevoir les motivations ethniques de cette marginalisation. "A la formation de son gouvernement, Louis Rwagasore avait pressenti Mirerekano comme ministre de lagriculture et de lélevage ; puis il se ravisa et dit à ses amis quil confierait à son ami Paul la Présidence du parti UPRONA, pour empêcher à ce parti de se saborder après la victoire. Quand il lapprit, Mirerekano accepta la proposition. Dès son retour au pays (il était en exil à Léopoldville depuis le 30 juin 1960 car il était menacé demprisonnement, comme bon nombre de dirigeants de lUPRONA, par la police coloniale), il réclama sans succès ce poste qui lui revenait. Mirerekano avait tant fait pour ce parti. Ce sont ses fonds propres qui alimentaient la caisse de lUPRONA avant les fonds du TANU-Nyerere et du grec Steven (basé au Tanganyika Territory). Muhirwa lui refusa la présidence du parti UPRONA et osa prononcer ces paroles fort significatives : moi vivant, un Hutu ne dirigera jamais notre parti. On rapporta à Mirerekano la petite phrase et il avait compris. Il convoqua un meeting (le 25 août 1962) pour réclamer les élections du parti en remplacement des anciens responsables qui occupaient les postes dans lappareil de lEtat. En réponse, Muhirwa ordonna son arrestation pour avoir tenu un meeting sans autorisation. Cétait parti! Quelques gendarmes du commissariat le libérèrent et le reconduisirent chez lui en triomphe. Averti, le Mwami qui était somme toute un homme libéral, sen mêla pour calmer le jeu. Il téléphona à Mirerekano et lui demanda de venir immédiatement au palais. Mirerekano, audacieux, sy rendit à pied exprès pour se faire escorter par les soldats mutins et pour que nul ne lignore. Après avoir écouté attentivement les revendications de Mirerekano et ses plaintes contre le Premier ministre Muhirwa et après avoir compris le bien-fondé de ses propos, le Mwami demanda aux responsables de lUPRONA de procéder à ces élections quil réclamait. Muhirwa, toujours tricheur, fit convoquer ces élections à Muramvya (le 14 septembre 1962) mais il ordonna à la police de boucler la ville et de renvoyer tous les délégués susceptibles de voter pour Mirerekano à lentrée de la ville. Puis il envoya ses hommes à lui, voter. Malgré les consignes, Muhirwa fut déçu puisque cest un Hutu Joseph Bamina qui fut élu à la présidence du parti, tant il est vrai que Bamina était encore son allié, mais plus pour longtemps. Mirerekano lui-même, grâce à sa popularité, fut élu comme un des trois vice-présidents avec Muhirwa et Siryuyumunsi".
En remplacement de Pierre Ngendandumwe assassiné en janvier 1965, Joseph Bamina fut placé à la tête de la même équipe gouvernementale ; mais ce gouvernement était minoritaire au Parlement car, une fois de plus, les Tutsi du groupe Casablanca avaient manuvré pour que la conduite de lExécutif ne soit confiée ni au Hutu Paul Mirerekano, ni au Tutsi Thaddée Siryuyumunsi, tous deux du groupe Moronvia.
Ainsi, le pays était devenu ingouvernable. Et pour tenter de clarifier la situation, le Roi ordonna des élections législatives anticipées pour le 10 mai 1965. Si lon observe les résultats de ces élections sous langle ethnique, les Hutu en étaient vainqueurs avec une majorité confortable : 23 députés sur 33 et 10 sénateurs sur 16 sont Hutu. Pour les Tutsi, lissue de ce scrutin était totalement inacceptable et ils le firent clairement savoir au Roi. Daprès la constitution, celui-ci aurait dû respecter le verdict électoral : investir le nouveau parlement et le nouveau sénat, puis désigner un premier ministre issu de cette majorité. Revenant plutôt à la vieille tradition dune monarchie de droit divin, il confia à son cousin, le Prince Léopold Bihumugani (alias Biha), le poste de premier ministre alors quil nappartenait à aucun des deux partis vainqueurs (lUPRONA et le PP). En plus, le 2 septembre 1965, le Roi promulgua un arrêté-loi réduisant le nombre de communes de 181 à 78, abolissant lélection des bourgmestres et instaurant la nomination pure et simple de ceux-ci par lExécutif. Cette démarche visait sans aucun doute le rétablissement de la mainmise tutsi sur ladministration locale par le biais dune réduction des Hutu à néant dans le pouvoir local.
Face au mépris systématique de la loi fondamentale et des règles démocratiques, un groupe de parlementaires hutu adressa au Roi le 28 septembre 1965 une lettre de protestation, notamment contre larrêté-loi du 2 septembre 1965, mais en vain. Aussi, une mutinerie de quelques officiers hutu de larmée et de la gendarmerie éclata le 18 octobre 1965 vraisemblablement dans le but de mettre fin au régime monarchique. Simultanément, des paysans hutu se soulevèrent dans la commune de Busangana (province de Muramvya dont Paul Mirerekano est originaire) et quelques centaines de Tutsi y furent tués. La répression du gouvernement, sous la conduite du Secrétaire dEtat à la défense (le capitaine Michel Micombero), fut très largement disproportionnée. Tous les députés et sénateurs hutu furent pourchassés et, si appréhendés, exécutés sans procès. Il en fut de même pour les officiers et les syndicalistes : 80 personnes furent fusillées au Stade Rwagasore en plein centre de Bujumbura (voir annexe 2). Quant à la province de Muramvya, des communes entières furent rasées ; certaines publications signalent même une extension plus ou moins discrète de la répression sur lensemble du pays. Le bilan de ces opérations aurait été de 5.000 morts et dà peu près autant de réfugiés dans les pays voisins.
Le Mwami Mwambutsa, cédant à la panique, chercha refuge au Congo (à la sucrerie de Kiliba non loin dUvira) avant de choisir lexil définitif en Europe. Mwambutsa cependant, refusa dabdiquer en faveur de son fils héritier Charles Ndizeye. On assista alors à une situation ubuesque : un royaume sans roi, un gouvernement sans premier ministre et une administration en état de déliquescence! En fait, les véritables détenteurs de lautorité appartenaient à un groupe assez disparate composé de fonctionnaires, de militaires, de chefs syndicaux et dirigeants de la JNR ; tous dorigine hima ou tutsi. Tout en expédiant les affaires courantes, leur attention se porta naturellement sur le problème de la succession. Cest finalement le Prince Charles Ndizeye qui fut choisi pour succéder à son père sous le nom dynastique de Ntare V. Les paroles prononcées par Ntare peu de temps avant son intronisation, en particulier quen vue "de mettre fin à quatre ans de chaos et danarchie il avait décidé de prendre en mains les destinées du royaume" traduisaient mal la réalité de la situation car, Charles Ndizeye était linstrument choisi par les "Jeunes Turcs" (lexpression est de René Lemarchand et David Martin à qui nous avons emprunté lessentiel de ce paragraphe) pour stabiliser leur propre situation, et non le contraire. Lorsque le capitaine Micombero fut formellement investi des fonctions de Premier ministre par le Souverain, ceux-ci savaient désormais à quoi sen tenir : cest Ntare qui était lobligé et le tributaire de Micombero et non linverse. Mais Ntare refusa à tout prix de voir reculer son pouvoir personnel ; aussi, son règne fut-il de courte durée Le 28 novembre 1966, alors quil se trouvait à Kinshasa, Ntare apprit à la radio que larmée lavait destitué et instauré la République.
4. Les prolongements inavoués des thèses de légitimation de la violence politique et les enjeux réellement en présence | MENU
Dans le chapitre précédent, nous avons relevé un processus politique de désintégration ethnique du Burundi dont le coup denvoi fut lassassinat du Prince Rwagasore en octobre 1961. Nous avons aussi situé son point de non-retour dans les événements doctobre 1965. Et faute de dirigeants solidement voués à lintérêt général, ce processus de désintégration sest empiré dans des proportions si effrayantes que nombreux sont, acteurs et observateurs, qui se demandent si, depuis fin-octobre 1993, Hutu et Tutsi peuvent encore vivre ensemble
Mais comme la si bien noté Michel Elias, nous pensons "que lethnisme au Burundi nest quun symptôme ; que la maladie sappelle domination des privilégiés et injustice sociale ; et que seule la démocratie permettra de sortir de la spirale infernale de lethnisme". En conséquence, nous croyons que la tragédie ethnique du Burundi nest quun épiphénomène dun conflit resté longtemps inavoué, du moins par lune des parties en cause ; celle-ci préférant la fuite en avant et parfois jouant le tout pour le tout au lieu dadopter une attitude prudente mais constructive susceptible de donner à terme une issue positive au conflit. Ce conflit sappelle contrôle du pouvoir par une petite classe de privilégiés au mépris aveugle ou cynique de lintérêt général (le développement équitable de la société burundaise) et au service éhonté dintérêts ethniques, claniques et/ou locaux ; cest-à-dire au service dun apartheid à deux niveaux : ségrégation ethniste à léchelle nationale et ségrégation régionaliste ou clanique à léchelon sub-national ou local.
Dans ce chapitre, nous comptons alors examiner sous langle de cet apartheid lévolution socio-politique du pays depuis la proclamation de la République, cest-à-dire depuis quune minorité oligarchique a clairement absorbé lEtat burundais, jusquau moindre recoin de son territoire et de son administration, en utilisant une idéologie progressiste au niveau du discours, mais ethniste et régionaliste dans les faits, portée par une "Armée-Etat" usant le parti unique UPRONA comme caisse civile de résonance. Nous nous pencherons donc sur le développement réel du conflit sous les trois régimes militaires upronistes, mais seulement dans la période correspondant aux régimes Micombero, Bagaza, plus la première année du régime Buyoya, soit 1966-1988. Cette période se distingue par un mélange daffrontements interethniques et doccultations systématiques du conflit par le pouvoir. Quant aux périodes plus récentes, elles ont été le théâtre daffrontements, de reconnaissance du conflit et dopportunités plus ou moins truquées ou plus ou moins sérieuses pour sa résolution ; cest pourquoi elles rentrent dans lobjet dun autre document de réflexion publié sous le titre "Initiatives de résolution du conflit burundais : les méthodes utilisées et les résultats obtenus".
4.1. Mise en perspective générale du conflit
Derrière sa façade ethnique, le conflit burundais est en réalité une lutte acharnée pour le contrôle du pouvoir politique. La transformation radicale des instances suprêmes du pays dans la période considérée est, on ne peut plus clair sur ce point. Cest ce que révèlent en tout cas les données du tableau 2 extrait dune étude publiée par "Icabona - le témoin" en juillet 1988 sur lévolution de la structure ethnique des divers centres du pouvoir au Burundi entre 1965 et 1987.
Tableau 2. Evolution de la structure ethnique des instances suprêmes de lEtat burundais depuis 1965 ( daprès Icabona - le témoin, n° 11, juillet 1988, p. 8).
Membres du Parlement issu des élections libres du 10 mai 1965 (vers la fin de la monarchie) |
Membres du Conseil supérieur de la République sous le régime Micombero (1966-1976) |
Membres du Conseil suprême révolutionnaire sous le régime Bagaza (1976-1987) |
Membres du Comité militaire de salut national au début du régime Buyoya (1987) |
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Mbazumutima Baredetse André Nyanguhira Etienne Karabagega Thimothé Mirerekano Paul Gahurura Emmanuel Mukoma Constance Ntahondi Jacques Nyabisha Eustache Maderere Balthazar Mukasa Joseph Nyamoya Albin Gasimbo Sophonie Ribakare Ildophonse Nkengereye André Ntayera Antoine Kanse Joseph Bucumi Emile Bazahica Tito Mbonabakize Zacharie Mbazimihigo Charles Mbaruhimana Philippe Mayondo Patrice Bihunguye Patrice Ndikumagenge Salvator Nzobaza Mathias Baramburiye Jean Ntiyankumwe Simon Hakiza Ephrem Ntagwarara Antoine Bavakure Wilson Benyaguje Emile |
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Micombero
Michel Ndabemeye Thomas Bagaza Jean-Baptiste Nkoripfa Damien Sinduhije Jérôme Ndikumana Gabriel Porota Paul Mandi Stanislas Bugeguze Gérard Sakubu Lucien Bakana Augustin Nimubona Alexis Rwuri Joseph Nzambimana Edouard Nahimana Libère Nyandwi Raphael Kayibigi Philibert Mbonyingingo J-Bapt. Ntawumenya Ferdinand Bandusha Jean Nzohabonayo Sylvère Nzisabira Gabriel |
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Bagaza
Jean-Baptiste Nzohabonayo Sylvère Nzambimana Edouard Nkoripfa Damien Nzisabira Gabriel Nyandwi Raphael Ndikumana Gabriel Vyamanga Boniface Mandi Stanislas Nimubona Alexis Kayibigi Philibert Bandusha Jean Nahimana Libère Mbonyingingo J-Bapt. Kuta Séverin Bakana Augustin Sakubu Lucien Ntawumenya Ferdinand Sinzinkayo Eugène Karenzo Herménégilde Niyungeko Antoine Niyungeko Cyprien Kazatsa Charles Ndiyo Jean-Claude Buhungu Antoine-Marie Ndakazi Edmond Ndabaneze Laurent Ndikumagenge Gervais Kadoyi Aloys Nzibarega Joseph |
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Buyoya
Pierre Ndakazi Edmond Ndikumagenge Gervais Fyiroko Gédéon Mbonyingingo J-Bapt. Ndiyo Jean-Claude Kadoyi Aloys Nziyumvira Athanase Sindayihebura Etienne Nzikoruriho Didace Cishahayo Gérard Rusuku Simon Maregarege Léonidas Mibarurwa Michel Rufyiri Lucien Kabwari Bernard Niyongabo Jean Bizindavyi François Bikomagu Jean Gakoryo Lazare Niyungeko Evariste Zihabandi Cyrille Ntakije Charles Simbanduku Pascal Njejimana Séverin Semujangari Aloys Mukorako Georges Ningaba Sylvestre Bijonya Bernard Nengeri Daniel Haziyo Gérard |
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Total | Hutu 23 70% Tutsi 10 30% Twa 0 0% |
Total | Hutu 0 0% Tutsi 22 100% Twa 0 0% |
Total | Hutu 0 0% Tutsi 30 100% Twa 0 0% |
Total | Hutu 0 0% Tutsi 31 100% Twa 0 0% |
||||
Population | Hutu 85% Tutsi 14% Twa 1% |
Population | Hutu 85% Tutsi 14% Twa 1% |
Population | Hutu 85% Tutsi 14% Twa 1% |
Population | Hutu 85% Tutsi 14% Twa 1% |
Tableau 3. Structure ethnique comparée des divers centres de pouvoir sous le régime Bagaza et dans la première année du régime Buyoya (daprès Icabona - le témoin, n° 11, juillet 1988, p. 7)
Centre de pouvoir |
Régime Bagaza : Situation de la fin du règne (1987) |
Régime Buyoya : Situation du début du règne (1987) |
||||
Hutu |
Tutsi |
Twa |
Hutu |
Tutsi |
Twa |
|
Population | ||||||
-effectif absolu | 4.250.000 |
700.000 |
50.000 |
4.250.000 |
700.000 |
50.000 |
-pourcentage | 85% |
14% |
1% |
85% |
14% |
1% |
Présidence de la république | ||||||
-divers services | 1 1% | 78 99% | 0 0% | 3 3% | 84 97% | 0 0% |
Parti unique | ||||||
-comité central | 2 4% | 50 96% | 0 0% | - - | - - | - - |
-administration | 3 6% | 52 94% | 0 0% | 3 6% | 52 94% | 0 0% |
Ministères | ||||||
-ministres | 5 27% | 13 73% | 0 0% | 5 26% | 14 74% | 0 0% |
-directeurs de cabinet | 1 6% | 17 94% | 0 0% | 1 6% | 17 94% | 0 0% |
-directeurs généraux | 0 0% | 40 100% | 0 0% | 0 0% | 40 100% | 0 0% |
Provinces | ||||||
-gouverneurs | 2 13% | 13 87% | 0 0% | 3 20% | 12 80% | 0 0% |
Ambassades | ||||||
-ambassadeurs | 1 6% | 21 94% | 0 0% | 1 5% | 20 95% | 0 0% |
-conseillers et secrétaires | 0 0% | 88 100% | 0 0% | 0 0% | 88 100% | 0 0% |
Forces armées | ||||||
-commandants de camps | 0 0% | 20 100% | 0 0% | 0 0% | 20 100% | 0 0% |
-officiers | 2 0,5% | 398 99,5% | 0 0% | 2 0,5% | 398 99,5% | 0 0% |
-sous-officiers et soldats | 30 0,3% | 11970 99,7% | 0 0% | 30 0,3% | 11970 99,7% | 0 0% |
Entrepr. ou Soc. de dévelop. | ||||||
-directeurs | 5 2% | 252 98% | 0 0% | 5 2% | 252 98% | 0 0% |
Santé publique | ||||||
-directeurs dhôpitaux | 1 5% | 19 95% | 0 0% | 1 5% | 19 95% | 0 0% |
Enseignement | ||||||
-prof. et assistants duniv. | 10 12% | 80 88% | 0 0% | 10 12% | 80 88% | 0 0% |
-dir. et inspect. du prim.- sec. | 6 7% | 89 93% | 0 0% | 6 7% | 89 93% | 0 0% |
Justice | ||||||
-procureurs et chefs de parq. | 0 0% | 66 100% | 0 0% | 0 0% | 66 100% | 0 0% |
-magistrats | 5 5% | 92 95% | 0 0% | 5 5% | 92 95% | 0 0% |
-présidents de tribunaux | 1 1% | 71 99% | 0 0% | 1 1% | 71 99% | 0 0% |
-off. et inspect. de police jud. | 0 0% | 400 100% | 0 0% | 0 0% | 400 100% | 0 0% |
Haut clergé | ||||||
-evêques catholiques | 2 29% | 5 71% | 0 0% | 2 29% | 5 71% | 0 0% |
Répartition moy. du pouvoir | 5% |
95% |
0% |
7% |
93% |
0% |
NB. donnée manquante
Le contrôle du pouvoir politique, pleinement réalisé au profit exclusif dun petit groupe politico-militaire dextraction tutsi à partir doctobre 1965, fut par la suite concentré entre les mains dun groupe relativement encore plus petit dextraction clanique et locale : le clan hima essentiellement de la province de Bururi ; et à lintérieur de celle-ci, les principaux privilèges reviennent aux natifs de trois communes : Rutovu, Matana et Vyanda.
A son tour, cette confiscation du pouvoir politique a induit une mainmise ethnique, clanique et locale très rude sur tous les secteurs importants de la vie nationale : léconomie, léducation, ladministration publique et parapublique notamment la justice, linformation, la sûreté de lEtat, larmée, la gendarmerie nationale et la police municipale. LEtat a donc pris une dérive ethnico-clanique et régionaliste bien délibérée qui a fini par enfermer la société burundaise dans un engrenage de génocide périodique visant à exclure les Hutu (et dans une moindre mesure les Tutsi non-Bururiens) de tous les secteurs de la vie moderne sous le prétexte stupéfiant de protéger la minorité tutsi !
Grâce au tableau 3, létude susmentionnée atteste de manière accablante cette ségrégation au niveau ethnique. Ainsi, pour prendre lexemple de lan 1 du régime Buyoya, les 31 membres du Comité militaire de salut national (le noyau dirigeant de lArmée-Etat) sont des Tutsi sans aucune exception. Sont également tutsi 94% des cadres du parti unique, 95% de la magistrature assise, 98% des directeurs dentreprises ou de sociétés de développement, 88% des enseignants à lUniversité. Même appartenance ethnique pour 14 ministres sur 19 (les 5 ministres hutu se voyant imposés des chefs de cabinet tutsi), 12 gouverneurs de province sur 15, 20 ambassadeurs sur 22, 19 directeurs dhôpitaux sur 20 et 5 évêques catholiques sur 7. Larmée et la magistrature debout poussent jusquà labsolu cette discrimination : 99,5% des officiers sont tutsi, 99,7% des sous-officiers et des soldats, 100% des procureurs et des officiers et inspecteurs de police judiciaire.
Sur le plan donc de la ségrégation ethnique, la convergence des régimes militaires successifs ne fait aucun doute. Après le génocide anti-hutu de 1972, le régime Bagaza (1976-1987) ne changea rien à cette orientation. Comme le note si bien Christian Thibon, "la deuxième république nia officiellement le fait ethnique et opta pour un développement qui de lui-même évacuerait les tensions sociales". La première année du régime Buyoya, cest-à-dire entre le coup dEtat de septembre 1987 et le "court-circuit" politico-diplomatique créé par les massacres de Ntega-Marangara en août-septembre 1988, cétait pareil. En réalité, le discours du "développement rural et démocratie paysanne" déployé au cours des années 1976-1988 servait à duper lopinion internationale, en particulier les bailleurs de fonds, car toute référence aux réalités socio-politiques du pays (clivages ethniques, régionales et claniques) y était strictement interdite.
Le risque de mutinerie ou de rébellion ayant été évacué suite à la liquidation intégrale de lélite hutu par le régime Micombero en 1965, 1969 et 1972, le régime Bagaza neut dautre souci que le renforcement de ces acquis suivant ce plan tri-directionnel : politique sécuritaire qui rime avec encadrement "sûretard" de la population et liberté de circulation étroitement surveillée ; "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu ; et suppression des libertés religieuses surtout contre les intérêts de lEglise catholique.
Quant aux débuts du régime Buyoya, ce fut un retour fracassant à laffrontement interethnique, notamment les massacres de Ntega-Marangara qui, contre lattente du pouvoir, déchirèrent définitivement le voile de la confidentialité du conflit.
Ainsi le développement des enjeux dans la période de 1966 à 1988 sera examiné en huit points.
- Léchiquier politique de 1966 et son évolution
- La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972
- Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique
- Lencadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée
- Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu
- La persécution de lEglise catholique
- Les massacres de Ntega-Marangara.
Le contenu des quatre premiers points reprend quasi intégralement un extrait dun rapport déjà cité de René Lemarchand et de David Martin publié en 1974. Dans cet extrait, nous navons apporté que des changements mineurs (exemple : "Congo" à la place de "Zaïre" si le fait référencé est antérieur à 1971, année où lappellation du pays est passée de "République Démocratique du Congo" à "République du Zaïre") ou alors introduit des corrections insignifiantes (exemples : "la Jeunesse" = "JNR ou JRR" suivant la date de lévénement évoqué, "obsidionale" au lieu de "obsidionnelle", Rumonge et Nyanza-Lac ne sont pas des provinces et appartenaient à cette époque à la province de Bururi alors que depuis le régime Bagaza ils font partie de la province de Makamba, etc.). Enfin, cest nous qui avons donné titres et sous-titres qui structurent cet extrait.
4.2. Léchiquier politique de 1966 et son évolution | MENU
Même si le coup dEtat du 28 novembre 1966 semble bien avoir été préparé par des éléments hima, ni larmée ni ladministration ne furent transformées du jour au lendemain en institutions exclusivement dominées par des Hima. Le nouveau gouvernement formé par Micombero le 12 décembre 1966 confia cinq des treize postes ministériels à des Hutu ; les huit sièges restants étant partagés dune manière presque égale entre Tutsi-Hima et Tutsi-Banyaruguru. Et bien que la présidence de la République fût assurée par Micombero, il ny avait que deux officiers parmi les ministres. Les affiliations régionales étaient également diversifiées, encore quau moins quatre des titulaires provenaient de la province de Bururi.
Les liens régionaux devaient cependant jouer un rôle de plus en plus important dans le processus de recrutement des élites civiles et militaires. A tel point quau début de 1970 le partage des responsabilités gouvernementales est souvent défini en termes régionaux : on parle de plus en plus des "gens du sud" et des "gens du nord", des "Banyabururi" et des "Banyaruguru". Il convient de noter à ce propos que contrairement à lappellation "Banyaruguru", le terme "Banyabururi" recouvre des solidarités purement régionales. Les "Banyabururi" sont tout simplement les gens de la province de Bururi, quelles que soient leurs origines ethniques. Prétendre, comme le font certains, que les Banyabururi sont par définition Hima est un non-sens, en tout cas une contrevérité. Ce quil faut souligner cest lémergence dune prise de conscience régionaliste au sein des élites non-hutu originaires de Bururi. Cette prise de conscience est à la source du conflit qui allait bientôt opposer les gens de Bururi (Tutsi, Hima et Sapfu) aux Banyaruguru originaires des autres provinces.
La région na cependant jamais supplanté de façon permanente le clan, le lignage ou lethnie comme source de solidarités. Tout au cours de la période qui a précédé la crise, nous assistons à une sorte de va-et-vient de solidarités. Ces revirements forment la toile de fond sur laquelle sinscrit le jeu des cliques et des factions. Pour saccrocher au pouvoir, Micombero et ses conseillers doivent constamment manuvrer à la lisière de lethnie, de la région et du clan. Cest ainsi que deux types de conflits surgissent au cours de cette période : un conflit de clan et de région au sein du groupe Tutsi, et un conflit ethnique opposant les Tutsi aux Hutu. Jusquau moment où la crise éclate, le champ où sinscrivent les manuvres politiques sorganise autour de pôles multiples -autour de la région, de lethnie et du clan- mais sans toutefois produire un écartèlement des forces relevant de chacun de ces pôles. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, saccentuent les clivages régionaux, les différences ethniques samoindrissent ; au contraire lorsque celles-ci saffirment, ceux-là sestompent.
Dans cet environnement remarquablement complexe et fluide, surgit un groupe de politiciens tutsi dont laction devait avoir un impact décisif sur les destinées du pays. Constitué dune simple poignée dindividus (surtout dorigine sapfu), ses chefs les plus en vue ont pour noms Albert Shibura, Arthémon Simbananiye et André Yanda. Au début 1971, ils contrôlent plusieurs postes clés du gouvernement et de larmée, le premier comme ministre de lintérieur et de la justice (en même temps quil détenait le grade le plus élevé de larmée du Burundi) ; le second comme ministre des affaires étrangères, de la coopération et du plan ; le troisième comme ministre de linformation et secrétaire général de lUPRONA. Tous les trois sont originaires de Bururi ; en tant que Basapfu ils peuvent à la rigueur se réclamer de liens lointains avec les Hima ; enfin tout les autorise à sidentifier avec le groupe tutsi au sens large : leur origine, leur apparence physique, leur méfiance presque congénitale des Hutu. Ils se situent sur une frange dinterférences culturelles qui leur permet de redéfinir leurs allégeances en fonction de la conjoncture du moment.
Leur ascension est dautant plus remarquable que moins dun an avant larrivée au pouvoir de Micombero, les Basapfu avaient été pratiquement tous écartés du gouvernement. Après plusieurs essais infructueux visant à utiliser le parti et la JRR contre larmée (manuvres condamnées par Micombero comme "de folles tentatives émanant dun petit groupe de personnalités irresponsables"), les têtes de file du "clan" sapfu tentent de rallier larmée à leur cause. Leur objectif est ni plus ni moins de transformer larmée en tribunal de première instance destiné à arbitrer les querelles dethnie et de région. Mais pour mener à bien cette entreprise, larmée devait au préalable être "purgée" de ses éléments "déviationnistes", autrement dit déléments hutu. Déjà en 1966 lors de lincorporation des nouvelles recrues, lindice de Pignet avait été porté de 30 à 40 de manière à avantager les Tutsi. La taille minimum était portée à 1,70 m. A la même époque, des instructions précises avaient été données pour exclure tout Européen des commissions de recrutement. En juillet 1968, huit officiers belges de "lAssistance Technique" furent remerciés de leurs services sous le prétexte dingérence dans les procédures "normales" du recrutement. Par après, de graves accusations furent montées de toutes pièces contre les éléments hutu de larmée pour pouvoir réaliser une purge contre les Hutu en 1969.
4.3. La purge anti-hutu de 1969 | MENU
La découverte dun complot hutu dans la nuit du 16 au 17 septembre 1969 fut le prétexte invoqué pour "résoudre" le problème hutu. Après larrestation de quelque trente personnalités hutu, la plupart officiers ou fonctionnaires, vint lemprisonnement (suivi de lexécution) de dizaines de soldats hutu. Parmi les personnes arrêtées et par la suite exécutées figurent Charles Karolero, sous-lieutenant membre de lEtat-major général ; Barnabé Kanyaruguru, ministre du plan et de léconomie ; Jean-Chrysostome Bandyambona (exécuté en 1972), ancien ministre des affaires sociales dans le premier gouvernement de Micombero ; Cyprien Henehene, ancien ministre de la Santé (qui aurait succombé au cours de linterrogatoire) ; et Joseph Cimpaye directeur de la Sabena à Bujumbura (exécuté en 1972). Tous furent accusés de complot contre la sûreté de lEtat. Le 18 décembre, vingt des détenus furent condamnés à mort et exécutés deux jours plus tard. Certains affirment que plus de cent exécutions eurent lieu en décembre. Malgré la présence de quelques rares Hutu au gouvernement, la tendance vers la suprématie tutsi est indéniable : sept des douze cabinets ministériels, dont celui des affaires étrangères, de la défense et de la sûreté ainsi que celui de lintérieur étaient occupés par des personnalités dorigine tutsi. Six des huit gouverneurs de province appartenaient également à cette ethnie. Restait à savoir si cette tendance devait aboutir à une suprématie Banyabururi ou Banyaruguru.
4.4. La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972 | MENU
En 1971, la clique sapfu avait pris suffisamment dascendance sur Micombero pour lui faire croire à une menace Banyaruguru. Forts de lappui du chef dEtat-major de larmée du Burundi, Thomas Ndabemeye, ils accusent de conspiration un certain nombre de personnalités civiles et militaires dorigine Banyaruguru, parmi lesquelles trois anciens ministres des affaires étrangères, Lazare Ntawurishira, Libère Ndabakwaje et Marc Manirakiza. Tous trois sont arrêtes, jugés et condamnés à mort. Le scénario adopté en 1969 pour éliminer le noyau de lopposition hutu se répète maintenant pour éliminer les Banyaruguru de tout poste influent. Une fois de plus, le procès se transforme en parodie de justice. Le 14 janvier 1972, le tribunal militaire prononce neuf peines de mort et sept condamnations à vie. A la lecture du verdict, le Procureur général, Léonard Nduwayo, quoique lui-même dorigine sapfu, décide de remettre sa démission. Cependant, le 4 février, sous la pression de lopinion publique nationale et internationale, les peines de mort sont commuées en emprisonnement à vie, et cinq des accusés, condamnés précédemment à des peines de prison, sont relaxés. Entre-temps, le 20 octobre 1971, devant une situation de plus en plus tendue au sein de son propre gouvernement, Micombero met en place un "Conseil Suprême de la Révolution" (CSR), corps consultatif composé de 22 officiers de larmée.
Tout en mettant en lumière les graves tensions survenues entre Banyabururi et Banyaruguru, ce scénario eut comme conséquences immédiates de créer dans le pays une atmosphère de crainte obsidionale. Les débats connurent une large diffusion ; la radio et la presse rapportèrent mot à mot les plaidoyers de la défense et de laccusation. Lopinion publique navait jamais été mise en prise aussi directe avec l "événement". Les conséquences ne tardèrent pas à se faire sentir sur les collines. Des factions et groupuscules rivaux surgirent du jour au lendemain dans bon nombre de localités. Cest dans ce climat hypertendu, saturé dappréhensions et de tensions de toutes sortes que le 29 avril 1972, Micombero décide soudainement de destituer tous les membres de son cabinet. Quelques heures après, la rébellion éclate, pour faire place aussitôt à une répression sans merci.
4.5. Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique | MENU
Les premiers coups furent portés entre 20 et 21 heures le 29 avril, et presque simultanément à Bujumbura et dans la province méridionale de Bururi (Rumonge, Nyanza-Lac et Bururi-même). Dans cette province, les assaillants hutu sont appuyés par des groupes auxiliaires de "Mulélistes" organisés en bandes de 10 à 30 hommes. A Bururi-même, les "Mulélistes" se chiffrent à environ 1.000 ou 1.500 individus. Notons à ce propos quau moment où se déclenche linsurrection, environ 25.000 réfugiés zaïrois, la plupart dorigine Babembe, sétaient établis dans le sud du pays. Bien que culturellement distincts des populations Hutu du Burundi, ils nen partageaient pas moins leurs griefs contre le "lobby" de Bururi ; on comprend dautant mieux leur réceptivité aux incitations du mouvement rebelle que, tout comme les Hutu, les Babembe avaient été parmi les premières victimes de la "tribalisation" du pouvoir au Kivu et au Nord-Katanga dans les années 1960-1963. Comme les Hutu ils appartenaient à une ethnie d "exclus".
Ceci dit, il semble que le fer de lance de la rébellion ait été constitué déléments opérant à partir de la Tanzanie, à proximité de la frontière du Burundi. Les attaques sont menées avec une brutalité sanguinaire. Equipés darmes automatiques, de machettes et de lances, les assaillants massacrent ou mutilent systématiquement tous les Tutsi quils rencontrent : femmes, hommes et enfants. Les Hutu qui refusent de participer aux tueries sont eux-mêmes massacrés (conformément à ce que prescrit la tradition à légard des hommes de main récalcitrants). On estime à 10.000 le nombre des rebelles, tant hutu que mulélistes, qui prirent part à linsurrection. Ils se rendent rapidement maîtres des localités de Nyanza-Lac et de Rumonge. Si lon en croit la version officielle, ils proclament une "République Populaire" dans la région de Bururi et sy maintiennent pendant deux semaines avant dêtre mis en déroute. Parmi les victimes du massacre, à Bururi, figurent le beau-frère du Président Micombero, le gouverneur de Bururi et environ une quarantaine de fonctionnaires provinciaux. Entre-temps à Bujumbura une trentaine de rebelles sattaquent simultanément à la station de radio et au camp militaire (camp Muha). Ils sont immédiatement repoussés. Dans sa phase initiale la rébellion a coûté la vie à au moins 2.000 personnes ; les pertes les plus lourdes sont enregistrées dans la province de Bururi.
Par certains côtés, la rébellion rappelle de façon frappante celle qui sévit dans lEst du Congo en 1964. Au Burundi comme au Congo, cest par lusage des stupéfiants et de la magie que les rebelles cherchent lassurance de leur invincibilité ; dans un cas comme dans lautre, les attaques sont menées de façon désordonnée, et saccompagnent de cruautés gratuites ; ajoutons que tout comme au Congo (et peut-être davantage encore) le processus de la rébellion se déroule dans un cadre organisationnel extrêmement rudimentaire. A la manière des simbas du Congo, les rebelles ont recours au chanvre et au rituel dimmunisation magique, croyant ainsi se rendre invulnérables ; selon le témoignage dun journaliste, certains des insurgés "portaient sur la tête en guise de casques des espèces de casseroles blanches enduites de sang, le corps tatoué de signes magiques pour se rendre invulnérables". Sil faut en croire Micombero, "les médecins féticheurs jouèrent un rôle important ... à tel point que pour prouver leur efficacité les instructeurs mulélistes nhésitaient pas à tirer à blanc sur leurs compagnons, puis à balles réelles sur un chat ou un chien". Quoiquil en soit, retenons ici que cest surtout grâce à la réceptivité du milieu ambiant que la rébellion doit son succès initial et non à la solidité de son appareil insurrectionnel ou son idéologie.
4.5.2. La répression et le génocide proprement dit | MENU
Contrairement à ce que nous venons de décrire, la vengeance répressive qui sabat sur le pays se déroule de façon plus systématique, plus efficace aussi, si lon en juge par ses effets destructeurs. Les contre-attaques débutent le 30 avril. Cest alors que larmée et la JRR coordonnent leur action pour exterminer pratiquement tout individu soupçonné davoir pris part à linsurrection. La loi martiale est mise en vigueur dans tout le pays ; un couvre-feu est instauré. Entre-temps Micombero prend contact avec les autorités du Zaïre pour obtenir une couverture aérienne et des renforts de troupes. Ceux-ci arrivent à Bujumbura le 3 mai. Les para-commandos zaïrois ayant pris en charge la défense de laéroport, larmée du Burundi entreprend alors le "nettoyage" des provinces. Parler de "répression" pour décrire le massacre hideux qui sensuivit serait un euphémisme. Selon Marvine Howe, du New York Times, ce sont les brigades de la JRR qui prennent linitiative des arrestations et tueries arbitraires. Il faut ajouter à cela les règlements de compte personnels, les individus dénoncés comme rebelles en raison de bisbilles au sujet dun lopin de terre ou dune vache. A Bururi, cependant, larmée sen prend indistinctement à tous les Hutu. A Bujumbura, Gitega et Ngozi, tous les "cadres" hutu (entendons par-là non seulement les fonctionnaires provinciaux, mais aussi les commerçants, chauffeurs, clercs, plantons et ouvriers semi-spécialisés) sont systématiquement arrêtés au cours de rafles, jetés en prison pour y être soit fusillés soit battus à mort à coups de crosse ou de gourdin. Rien quà Bujumbura on estime à 4.000 le nombre de Hutu chargés sur des camions et menés comme du bétail à la fosse commune. Au dire dun témoin tutsi, "tous les Hutu au-dessus du secondaire ont été embarqués" ; on pourrait en ajouter beaucoup dautres au-dessous de ce niveau.
Certaines des scènes les plus horribles ont pour théâtre lUniversité Officielle de Bujumbura ainsi que les écoles techniques et secondaires. Des dizaines détudiants hutu sont littéralement assaillis par leurs "condisciples" tutsi et battus à mort. Pendant ce temps, des groupes de soldats et déléments de la JRR pénètrent à limproviste dans les classes, appellent les élèves hutu par leurs noms et les somment de les suivre. Bien peu prendront le chemin du retour. A lUniversité Officielle, un tiers des étudiants soit environ 120 disparaissent de cette façon. LEcole Normale de Ngagara, près de Bujumbura, perdit ainsi plus de 100 étudiants sur un total de 314 ; sur les 415 étudiants inscrits à lEcole Technique de Kamenge-Bujumbura, on estime à 60 le chiffre des élèves massacrés, et à 110 ceux qui prirent la fuite ; à lAthénée (école secondaire) de Bujumbura, sur les 700 élèves, au moins 300 disparurent, certains étant tués, dautres ayant fui le massacre ; à lAthénée de Gitega, 40 étudiants furent tués, portant le nombre de disparus à 148 ; à lInstitut Technique Agricole, également à Gitega, 40 des 79 étudiants sont portés manquants, et 26 parmi eux ont été à coup sûr exécutés. LEcole Normale Supérieure et lEcole Nationale dAdministration subirent également de lourdes pertes. Ces coupes sombres atteignent également les écoles confessionnelles, tant catholiques que protestantes. Ce ne sont pas seulement les élites hutu proprement dites, mais tout ce qui chez les Hutu représentait une élite en puissance, qui furent éliminés. Pas même lEglise ne fut épargnée. Suivant le témoignage de Marvine Howe, "12 prêtres hutu auraient été tués et des milliers de pasteurs protestants, de directeurs décoles et dinstituteurs. A lhôpital de Bujumbura, 6 docteurs et 8 infirmières furent arrêtés et probablement mis à mort".
Ainsi, lappartenance à une Eglise ou à une tout autre institution na rien à voir avec limportance des pertes au sein de ses effectifs. Aucun secteur ne jouit dune immunité contre les massacres. La répression prit donc lallure de génocide sélectif destiné à supprimer toutes les couches instruites ou semi-instruites de lethnie hutu.
4.5.3. Quelques aspects corrélatifs de la rébellion-répression | MENU
Quelle explication donner à une violence aussi démesurée? Avant de tenter de répondre à cette question, plusieurs remarques simposent. Notons en premier lieu que les victimes de la répression ne furent pas exclusivement dorigine hutu. Même si les Tutsi ne représentent quun infime pourcentage du chiffre des victimes, le fait que des Tutsi aient été massacrés par des membres de la même ethnie mérite dêtre souligné. Sagit-il de réfugiés rwandais? Faut-il y voir la preuve dun règlement de comptes entre Hima et Banyaruguru? Nous y reviendrons ultérieurement. Relevons cependant quune centaine de Tutsi furent exécutés à Gitega dans la nuit du 6 mai. Au cours de la journée, ainsi que le rapporte Jeremy Greenland, "des conseils de guerre siégèrent dans les chefs-lieux de province et les condamnés furent exécutés le même soir. Un chauffeur congolais, travaillant au Burundi au service dune firme italienne, reçut lordre de creuser cette nuit-là deux grandes fosses à lextérieur de Gitega. Il y entassa 100 cadavres fraîchement abattus et jure que les victimes étaient principalement des Tutsi". Comme lajoute Greenland, il sagit là dun témoignage capital pour qui veut mettre en évidence que des Tutsi aient bel et bien été exécutés au cours de la répression.
Un autre élément à ne pas perdre de vue concerne les circonstances qui ont entouré le retour de lex-roi Ntare au Burundi en mars, et son exécution à Gitega le 29 avril 1972. Le retour de Ntare fut négocié personnellement par le Président Amin de lOuganda et Micombero, peu après larrivée de lex-souverain à Kampala le 21 mars. Sur la promesse de garanties verbales et écrites du Président Micom-bero, Amin autorisa Ntare à retourner à Bujumbura le 30 mars. "Tout comme vous, écrivait Micombero à son homologue de lOuganda, je crois fermement en Dieu. (...) Votre Excellence peut-être assurée quaussitôt que Monsieur Ndizeye sera de retour dans mon pays, il y sera considéré comme un simple citoyen et quen tant que tel, sa vie et sa sécurité seront assurées". Cependant, lex-roi avait à peine atterri à Bujumbura quil était immédiatement amené sous escorte militaire à Gitega et mis en résidence surveillée. Il y fut passé par les armes exactement un mois plus tard. La nouvelle de sa mort fut annoncée à Bujumbura par un communiqué officiel de la radio : "lex-roi a été tué au cours dune attaque des rebelles contre sa résidence". Toutefois le Président Micombero devait admettre ultérieurement quil avait été jugé pour complot contre le gouvernement et exécuté dès le début de la rébellion, cest-à-dire le 29 avril. Daprès la version officielle, Ntare avait mis au point un plan dinvasion du pays avec laide de mercenaires étrangers.
4.5.4. Une lecture critique des explications officielles | MENU
La version officielle des autorités du Burundi met donc en cause deux groupes dacteurs politiques distincts : dune part lex-roi Ntare, sefforçant, selon les termes de Micombero, "de lui tendre un piège avec la complicité de mercenaires étrangers" ; et dautre part, les auteurs du complot hutu, parmi lesquels figuraient des personnalités importantes de larmée et du gouvernement. Le premier complot fut rapidement étouffé et ne prêta guère à conséquence (sauf pour Ntare) ; on ne pouvait en dire autant du deuxième, car de toute évidence il sagissait là dune affaire infiniment plus sérieuse. Toujours dans cette optique officielle, la rébellion nous est présentée comme une gigantesque conspiration hutu visant à "liquider" lethnie tutsi.
Ni lune ni lautre de ces explications nest entièrement satisfaisante ; le moins quon puisse dire est quelles laissent de nombreuses questions en suspens. Peut-on imaginer un instant que Ntare était capable à lui seul de préparer linvasion du Burundi par des mercenaires étrangers ou même imaginer quil en ait eu lidée? Est-il concevable, et lui-même pouvait-il sérieusement concevoir, que son autorité chancelante, sinon inexistante, eût suffi à rallier à ses côtés les masses hutu et à allumer des foyers de révolte dans tout le pays, et cela au nom dune monarchie qui avait déjà cessé dexister?
Lidée dun vaste complot orchestré par des fonctionnaires et militaires hutu, quoique plausible, soulève néanmoins un certain nombre de questions. Sil est vrai -ainsi que laffirme la version officielle des autorités du Burundi- que certains fonctionnaires hutu avaient accordé une aide financière aux rebelles, que des milliers de machettes avaient été découverts au domicile du ministre hutu des travaux publics, quune carte dévoilant les zones de forte concentration tutsi avait été trouvée chez le ministre hutu des postes et communications, pourquoi de telles preuves nont-elles pas été produites à lappui des accusations? Sil est exact que deux millions de francs belges et des quantités darmes et de munitions furent saisies au domicile du commandant Ndayahoze et que ce dernier avait été pressenti pour devenir le premier Président de la République hutu, où sont les preuves? Où sont les listes de conspirateurs hutu trouvées en possession des rebelles? Quelle explication donner à la démission brutale du cabinet Micombero le 29 avril? Enfin si lon tient compte de leffet traumatisant -et atrophiant- des purges effectuées au cours des années précédentes, peut-on réellement croire quun petit groupe de fonctionnaires hutu aient lintrépidité, voire la folie, de préparer une révolte contre une armée largement dominée par des officiers tutsi? Que quelques officiers ou sous-officiers hutu aient réellement comploté contre le gouvernement nest pas à exclure ; ce qui, par contre, laisse beaucoup plus sceptique est que ce soi-disant complot ait impliqué autant de personnes dans la haute administration et dans larmée comme les autorités du Burundi lont affirmé par la suite.
4.5.5. Analyse critique de quelques hypothèses explicatives alternatives | MENU
On peut envisager au moins deux autres hypothèses : ou bien la rébellion était le résultat dune provocation délibérée du "lobby" de Bururi, ayant pour but damener une "solution définitive" du problème hutu et une "solution provisoire" du problème Banyaruguru ; ou elle était laboutissement dune alliance tactique entre les éléments Banyaruguru et hutu.
La première de ces hypothèses semble très improbable, ne fût-ce quen raison des énormes risques quelle entraînait. De plus, on peut se demander si les quelques heures qui se sont écoulées entre la démission du cabinet de Micombero et le déchaînement de la rébellion étaient suffisantes pour donner le branle à une révolte dune telle ampleur. On ne doit pas non plus perdre de vue que la région la plus durement touchée par la révolte et où les "événements" eurent les effets les plus dévastateurs, était précisément le bastion des élites de Bururi. Que certains membres du cabinet démissionnaire aient délibérément déclenché une rébellion là où ils étaient les plus vulnérables, semble difficile à concevoir.
Une explication plus raisonnable, suggérée par Jeremy Greenland est que Micombero avait eu vent du complot et sattendait au pire, et quil congédia ses ministres de façon à avoir les mains libres pour affronter la rébellion au moment où elle se déclencherait. La preuve la plus évidente à lappui de cette hypothèse -qui montre également que ni Micombero ni ses conseillers navaient la moindre idée de la date à laquelle cette révolte éclaterait- est que le 29 avril, tous les fonctionnaires tutsi de la province de Bururi avaient accepté de se rendre à une réunion politique organisée à leur intention à Rumonge..., invitation qui nétait quune ruse pour les assassiner. Tous les invités furent tués à lexception de Shibura et de Yanda. Ndlr : La COPEP note cependant que lhypothèse de Greenland sur lignorance du Président Micombero à propos des événements qui se tramaient souffre de très graves imprécisions quant à lidentité et au rôle exact de certains acteurs dans cette réunion politique de Rumonge. Sachant que seul le parti UPRONA avait le pouvoir de convoquer une réunion politique pour tous les fonctionnaires de la province, comment peut-on dès lors insinuer que cette réunion politique était un guet-apens tendu par les Hutu aux fonctionnaires tutsi? Pourquoi et comment deux seulement de ceux-ci, justement les activistes anti-Hutu les plus notoires du pays (Shibura et Yanda), ont pu en réchapper et rejoindre lhélicoptère qui les attendait à Bururi pour les ramener en toute quiétude à Bujumbura?
Si lidée dun complot a quelque fondement, celui-ci ne doit pas être recherché au niveau dune alliance tactique entre Hutu et Banyaruguru, tout au plus sagit-il dune coalition dintérêts plus ou moins précaires entre Hutu et Mulélistes, et peut-être aussi (mais là nous entrons dans le domaine de la spéculation) entre réfugiés rwandais et Banyaruguru. La nature exacte des liens qui relient chacun de ces groupes nest pas facile à déterminer.
Les Mulélistes, nous lavons vu, se trouvaient largement concentrés dans la province du Sud-Ouest ; les réfugiés rwandais, par contre, sont surtout répartis dans les provinces du Nord (tout au moins jusquen 1965). Sans doute malgré les différences culturelles qui les séparent, Rwandais et Mulélistes ont-ils partagé les mêmes épreuves : certains ne se sont-ils pas battus côte à côte contre lArmée Nationale Congolaise (ANC) durant la rébellion de 1964? Ils entretiennent par ailleurs des griefs analogues vis-à-vis du régime Micombero : les Mulélistes pour ne pas avoir été soutenus suffisamment dans leur lutte contre les autorités du Congo, les Rwandais pour avoir été mis dans limpossibilité de monter des opérations à main armée contre le régime de Kayibanda. Dorigine tutsi pour la plupart, les réfugiés rwandais les plus politisés appartiennent au groupe dInyenzi ("combattants") qui pénétrèrent au Burundi en 1965 après avoir essuyé, aux côtés des Mulélistes, les contre-offensives de 1ANC. A lépoque leur présence au Burundi fournissait aux autorités du Burundi une garantie de sécurité en cas de soulèvement hutu ; mais à partir du moment où cette "garantie" pouvait se transformer en menace, les autorités de Bujumbura nhésitèrent pas à les désarmer. Lopération, notons-le, fut menée "en tandem" par les armées du Zaïre et du Burundi. Aussi réelle que soit leur antipathie vis-à-vis de ce que certains réfugiés appellent la "clique" Micombero, celle-ci na rien de commun avec la haine qui semble les animer à légard des Hutu.
Quune alliance de raison ait pu se nouer entre Mulélistes et réfugiés rwandais nous paraît complètement fantaisiste ; lhypothèse dune alliance entre Hutu et Banyaruguru ne résiste pas davantage à lexamen. Mieux vaut parier dune convergence dintérêts liant chaque groupe de réfugiés à lethnie (ou "faction") la plus proche, culturellement et politiquement, à savoir les Mulélistes aux Hutu et les Inyenzi aux Tutsi. Chaque groupe de réfugiés devenait en quelque sorte tributaire de lethnie "alliée". Vu le contexte ethnique et géographique où débuta linsurrection on comprend que ni les Inyenzi ni les Banyaruguru naient eu le désir de se jeter dans la mêlée, préférant pour le moment laisser les Hutu et les Banyabururi sentre-déchirer. Ce fut précisément lun des reproches adressés aux Banyaruguru, si lon en juge par le massacre de Tutsi qui eut lieu à Gitega le 6 mai. Peut-être aussi (autre facteur susceptible dexpliquer le massacre), certains Banyaruguru espéraient-ils que le soulèvement hutu pourrait être "récupéré" à leur profit grâce à lintervention de Ntare au moment opportun, la rébellion se transformant alors en véhicule destiné à restaurer à la fois la monarchie et lhégémonie Banyaruguru. Nous nen avons cependant aucune preuve.
En dehors de savoir qui étaient les véritables auteurs du "complot", ce quil faut souligner cest la diversité des motifs qui poussèrent les insurgés à la violence. Pour les Mulélistes, le fait de participer aux tueries exprimait beau-coup plus quune accumulation de griefs contre le "lobby" de Bururi ; leur comportement traduisait également un transfert dagressivité dune cible (les autorités zaïroises) à une autre (les autorités du Burundi). Ce nest donc pas seulement sur le plan culturel et ethnique que les Mulélistes se différenciaient des Hutu, mais aussi sur le plan des moti-vations. Parmi les Hutu certains se rallièrent à la rébellion par crainte des représailles ; dautres par opportunisme ; dautres enfin -la majorité- en raison de leur haine profonde de tous les Tutsi, quelque soit leur clan ou leur origine régionale. On relève enfin des différences majeures en ce qui concerne le comportement des "activistes" ruraux de Bururi et des "comploteurs" urbains de Bujumbura. A supposer quun complot ait effectivement été ourdi à Bujumbura par certains fonctionnaires ou sous-officiers hutu, ni leur modus operandi ni leurs objectifs à long terme navaient quoique ce soit de commun avec ceux des cadres ruraux, Hutu ou Mulélistes. Lobjectif-clef à Bujumbura nétait pas de tuer tous les Tutsi à portée de la main, ou des balles, mais de prendre la radio et le camp militaire, conditions sine qua non dune prise de pouvoir. Et si nous devions donner crédit à lhypothèse suivant laquelle les Banyaruguru espéraient sentendre avec Ntare dans le but de récupérer la rébellion, cétait pour des motifs évidemment très différents de ceux qui animaient les insurgés de Bujumbura et de Bururi.
Ces remarques valent également en ce qui concerne les motivations et contradictions qui se sont manifestées chez les auteurs de la répression. La crainte dun massacre imminent de tous les Tutsi sans distinction (crainte fondée sur les massacres de Tutsi au Rwanda en 1959-1962, et à nouveau en 1964) explique sans doute la brutalité sanguinaire à laquelle nous avons fait allusion précédemment. Il faudrait aussi mentionner les animosités personnelles, les rancurs dont certains cadres hutu étaient devenus lobjet (à tort ou à raison), le désir de sapproprier les biens des victimes : leurs vaches, leurs terres, leurs bicyclettes, leurs huttes, parfois même leur compte en banque. Mais tout cela nexplique pas les tueries délibérées et systématiques qui suivirent le soulèvement. On reste littéralement sidéré par la vélocité avec laquelle la répression se mua en actes quasi-génocidaires, visant à liquider purement et simplement la presque totalité des Hutu instruits ou semi-instruits. Voici comment Jeremy Greenland décrit le déroulement des opérations de nettoyage. "Des Tutsi de lendroit arrivaient au lieu dit, appréhendaient instituteurs, dirigeants de mouvements ecclésiastiques, infirmiers, fonctionnaires, commerçants, tous Hutu, et leur faisaient signe de monter dans leurs Land-rovers. Des bandes de Tutsi ratissaient les faubourgs de Bujumbura et emmenaient des camionnées de Hutu vers une destination inconnue. Durant tout le mois de mai et jusquà la mi-juin, les excavatrices fonctionnaient chaque nuit à Gitega et à Bujumbura, aménageant les fosses communes. Dans les écoles secondaires, les maîtres assistaient impuissants aux ratissages détudiants. (...) Ceux qui étaient arretés étaient pour la plupart liquidés la nuit même, souvent dévêtus et assommés à coups de trique sous les bâches des camions avant même darriver à la prison, puis achevés sur place, à la nuit tombante, à coups de gourdins. Il ne fallait pas quon gaspille inutilement des cartouches".
On assiste à une sorte de violence "prophylactique" visant non seulement à décapiter la rébellion, mais pratiquement toute la société hutu. Ainsi sébauche, à coups de baïonnettes, un nouvel ordre social. Cest en effet une société dun type entièrement nouveau qui est née de cette ablation chirurgicale des meilleurs de ses membres. Une société où seuls les Tutsi sont qualifiés pour accéder au pouvoir, à linfluence et à la richesse. Lethnie hutu, cest-à-dire ce quil en reste, est à présent systématiquement exclue de larmée, de la fonction publique, et pour ainsi dire de lUniversité et de lenseignement secondaire. Les quatre Hutu à présent investis de fonctions ministérielles nont aucune autorité, leur fonction essentielle étant de masquer le fait de la domination tutsi. Les fonctions auparavant réservées aux Hutu sont maintenant le privilège des Tutsi, comme le sont pratiquement tous les postes importants du secteur économique moderne. La réimposition de taxes décole en septembre 1973 a eu comme effet une nouvelle réduction du nombre des orphelins et autres enfants hutu admis dans les écoles primaires et secondaires. Comme le disait un missionnaire : "ayant réglé le sort des pères, ce sont maintenant les fils de lélite qui sont exclus de linstruction". Ceci préfigurait le "génocide intellectuel" mis en uvre surtout par la deuxième république (cf. infra : 4.7).
4.6. Lencadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée | MENU
Depuis lavènement de la république, particulièrement sous le régime Bagaza, le Burundi est un pays parfaitement quadrillé par le parti unique, ses cellules et ses indicateurs communément appelés "sûretards". Pour circuler dune commune à lautre par exemple, les citoyens doivent se munir dun laissez-passer. Pire encore, les méthodes de gouvernement sont : la suspicion, lintimidation, le dénigrement, la délation, la méfiance, la peur, lemprisonnement, la surveillance, lobligation de faire connaître chez un responsable local si on sollicite un logement chez un tiers, ugusuruza (ruiner financièrement et foncièrement), etc.
Comment donc Bagaza a-t-il pu réaliser un tel quadrillage? En créant une synergie militaro-politique autour de deux grands services de lEtat et en plaçant à leur tête deux militaires sans scrupule, hima, natifs de la province Bururi et de la commune Vyanda : le lieutenant-colonel Charles Kazatsa, ministre de lintérieur et le lieutenant-colonel Laurent Ndabaneze, chef de la sûreté nationale.
4.6.1. Le rôle du ministre de lintérieur | MENU
Sappuyant sur les gouverneurs de provinces et les administrateurs de communes (en majeure partie tutsi, parfois même originaires de Bururi), le ministre de lintérieur créa un état policier singulièrement perceptible à léchelon le plus bas de la pyramide sociale. Pour voyager dune commune à une autre, il faut impérativement un laissez-passer délivré par ladministrateur communal. Et à chaque colline rurale ou dans chaque quartier urbain, ladministration tient un registre dit des visiteurs pour contrôler les mouvements de la population. Pis encore, la loi interdit à cinq personnes ou plus de se réunir sans autorisation, même pour bavarder dans un cadre amical. Au plus fort du conflit Eglise-Etat (dont il est question au 4.8), Kazatsa ira encore plus loin : interdiction des fêtes sociales (naissance, levée de deuil partielle, baptême des enfants, anniversaires de naissance ou de mariage, etc.). Les réunions de prière en communautés chrétiennes de base sur chaque colline sont également annulées, considérées comme des occasions déchanges politiques.
Des brigades de police municipale, sorte de corps darmée composés essentiellement de militaires retraités, dépendant directement du cabinet ministériel et jouissant davantages hors normes, sont mis sur pieds dans toutes les communes. Comparativement à ses aînées -la PJ (police judiciaire des parquets) et la PAFE (police de lair, des frontières et des étrangers)- strictement alignées sur le statut de la fonction publique, la police municipale jouit du statut spécial et des avantages de larmée : grades, salaires, véhicules de service, crédits-logement, etc. Elle est donc très motivée pour rivaliser avec la gendarmerie nationale dans le contrôle dapplication des mesures sécuritaires dictées par le ministre de lintérieur. Cette police, omniprésente, sème la terreur souvent pour des motifs très futiles. On rapporte quen 1984-1985, dans la prison centrale de Mpimba (Bujumbura), 90% des prisonniers étaient des jeunes paysans, hutu pour la plupart, raflés par la police municipale pour défaut de pièces didentité. Alors que la loi prévoit, en cas de défaut de pièces didentité, une amende de 2000 FBU maximum ou une détention de sept jours maximum, les victimes de ces rafles passaient facilement six mois en détention sans que personne ne vienne instruire leurs dossiers. La libération, en cas de survie, ne pouvait intervenir quau jour du contrôle annuel de la prison par le procureur de la République.
4.6.2. Le rôle du chef de la sûreté nationale | MENU
A la sûreté nationale, le lieutenant-colonel Laurent Ndabaneze se fit remarquer par une machine de délation très efficace à tous les échelons de la pyramide sociale. Tout dabord, les bureaux provinciaux des services de renseignements sont matériellement renforcés ; et la collaboration franche de ceux-ci avec les camps ou les brigades militaires locaux devient la règle de base. Ensuite, lagent provincial affecté à chaque commune sentoure dun nombre important de sûretards ; et chaque agent tutsi de ladministration ou tout simplement indépendant aussi bien en ville quà la campagne doit se sentir interpellé par la besogne de filer les gens et de faire le mouchard tantôt bénévole tantôt rémunéré selon limportance de linformation à vendre.
Cette besogne devient dailleurs une source de revenus complémentaire pour bon nombre dagents de ladministration en mal de nouer les deux bouts du mois. Ce facteur de pauvreté matérielle, joint au phénomène de mensonge politique érigé en moyen de gestion de lEtat, crée une bande de délateurs sans scrupule qui feront finalement du service des renseignements le métier le plus détestable Cest ainsi que les Hutu plus ou moins fortunés se font rançonner et/ou accuser datteinte à la sûreté de lEtat sur le simple motif (fondé ou non) davoir un parent ou un ami en exil au Rwanda, au Zaïre, en Tanzanie, en Belgique ou ailleurs; doù emprisonnements prolongés sans inculpation ni condamnation.
Les rescapés de tels emprisonnements affirment que si un policier vous emmenait en prison avec la mention "à isoler" sur le procès verbal darrestation, cela signifiait un régime dabandon, cest-à-dire que vous pouviez pourrir au cachot et votre employeur (lEtat pour la plupart des salariés) avait le loisir de mettre un terme à votre contrat. Une fois sorti de prison, parfois même sans avoir été interrogé une seule fois, vous naviez droit de réclamer quoi que ce soit. Pour bon nombre de personnes, cela inaugurait une longue période de marginalisation, voire une série dautres arrestations conformément à cette anecdote : "quand la sûreté burundaise vous emprisonne une première fois, il faut toujours vous attendre à un second emprisonnement du même genre" car, en général, ou bien vous acceptez de faire le mouchard et vous êtes tranquille, ou bien vous refusez et cest alors la persécution à perpétuité.
4.7. Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu | MENU
Théoriquement, tout le monde peut aller à lécole au Burundi. Mais en pratique, les Hutu dépassent rarement lécole primaire car, à la fin de ce cycle, il y a un concours national, une épreuve qui sert en réalité à faire échouer la plupart des élèves hutu dont les noms sont signalés discrètement par les administrateurs tutsi de leurs communes dorigine. Il y a, toutefois, quelques rescapés (généralement dune intelligence et dune tenacité exceptionnelles) qui arrivent à passer dans des écoles secondaires. Mais étant très minoritaires dans les établissements denseignement secondaire général, ils se font littéralement harceler par les élèves tutsi (menaces de mort, blessures à larme blanche, bastonnades ) au point que régulièrement certains de ces élèves hutu préfèrent quitter lécole. Ceux qui arrivent malgré tout cela à saccrocher, à terminer lécole secondaire et à atteindre luniversité, ce qui est extrêmement rare, on les oriente systématiquement dans des branches techniques denseignement supérieur, comme par exemple lInstitut pédagogique (cycle de 2 ans seulement après les humanités). Les Tutsi par contre vont dans les facultés universitaires où ils font de préférence le droit, léconomie et ladministration, antichambres des meilleurs postes politiques ou administratifs.
A lapogée de ce "génocide intellectuel" (milieu des années 1980), il apparaissait que le maître duvre en était le ministre de léducation nationale Isidore Hakizimana, un Hima natif de la même province (Bururi) que tous les militaires présidents. Mais bien avant celui-ci, la tâche sécuritaire assignée par le sommet du pouvoir à ladministration de léducation nationale était bien connue : ruiner chez les Hutu toute prétention au pouvoir en leur barrant le chemin de lécole par toutes les ruses possibles et imaginables. Essentiellement, deux techniques très malicieuses ont été utilisées à cette fin.
Figure 1. Le système éducatif du Burundi : diagrammes montrant les principaux déséquilibres réginaux (daprès Pascal-Firmin Ndimira, 1994, pp. 147, 148 et 149)
La première, la plus simple et la plus efficace, est la "ruralisation" et la "kirundisation" intégrale du cycle primaire dans les campagnes, à lexception des provinces de Bururi et de Muramvya aux plus hautes densités démographiques tutsi. Ainsi ignorant le français, les enfants de ces campagnes, hutu dans limmense majorité, ne pouvaient tout naturellement réussir le concours national délivré en français, ni tenter leur chance dans le cycle secondaire dun pays voisin. Cette technique est en vigueur depuis la réforme scolaire de 1973.
La deuxième technique utilisée est dordre identitaire. Lon ne connaît pas vraiment le début de sa mise en application ; mais ce qui est sûr, elle atteignit au milieu des années 1980 une telle ampleur que la discrétion nécessaire, pourtant minutieusement appliquée, ne pouvait plus être assurée. En effet, des données statistiques scolaires portant la mention des ethnies furent interceptées par hasard et dénoncées par Côme Bibonimana dans la région de Kirundo chez linspecteur décoles primaires André Nsabimana. Ce fut ensuite le cas dans la région de Rumonge, pour se rendre finalement compte que la technique identitaire concernait toutes les écoles du pays.
Pour la mettre en uvre, le ministre de léducation nationale a dabord truffé tout le système éducatif dhommes de main, tous tutsi, directeurs ou enseignants (voir tableau 3). Il a ensuite donné la consigne de marquer, sur les listes délèves et sur les feuilles individuelles du concours national, la lettre u pour un élève hutu et la lettre i pour un élève tutsi. Il a enfin chargé les deux commissions dorientation scolaire (lune au secondaire et lautre à luniversité) de filtrer, comme décrit plus haut, les très rares Hutu qui franchiraient les obstacles précédents.
Suite à ces dispositifs, les écoles de Bururi, de Muramvya et de Bujumbura-mairie, fiefs de lélite tutsi, enregistrèrent des taux de réussite absolument inattendus. Ailleurs, lon observa des échecs répétés contrastant avec les performances qui faisaient naguère la fierté des écoles de la campagne burundaise. Les études publiées en 1995 par Nicéphore Ndimurukundo et Pascal-Firmin Ndimira étayent remarquablement ces déséquilibres en faveur de ces zones à hautes densités démographiques tutsi : Bururi, Bujumbura-mairie et Muramvya (voir les trois diagrammes de la figure 1). On vit donc une ascension spectaculaire de la scolarité en faveur des Tutsi pendant que la présence des Hutu aux collèges, aux lycées et aux facultés universitaires seffondrait.
Le génocide intellectuel a ainsi fonctionné, des années durant, sans susciter la moindre esquisse de réprobation chez les Tutsi. Mais vers la fin du régime Bagaza, cet apartheid scolaire apparut intolérable du fait que les Tutsi, hors Bururi et Jenda, finirent par en être victimes indirectement. En effet, le système a poussé le bouchon trop loin en doublant, ces barrières aux recrutements, dune implacable discrimination en infrastructures : "lon a concentré la quasi-totalité des cycles de formation débouchant sur luniversité dans la seule province de Bururi ainsi que dans les centres urbains où les pions hima dominaient la situation. Les rares établissements denseignement général ou écoles normales donnant accès à lenseignement supérieur furent dans la plupart des cas transformés en simples écoles de formation dinstituteurs sans débouché à luniversité. Des instituts para-universitaires furent mis au point, apparemment pour accueillir les rejetons hutu ou tutsi des provinces défavorisées. Le pouvoir, lui, prétendait vouloir former une classe moyenne de cadres de lEtat, moins coûteuse mais performante. Le jeu était cependant bien remarqué : il sagissait bien daffiner la discrimination au service dune seule ethnie, dune seule province".
La persécution de lEglise catholique | MENU
Vers la fin des années 1970, les communautés chrétiennes de base (Sahwanya et Yaga Mukama), qui tenaient toute sorte de réunions notamment celles où lon parlait des problèmes du vécu quotidien, avaient entrepris dorganiser des cours dalphabétisation des adultes. Ces assemblées nétaient pas réservées aux seuls Hutu; et il semblerait justement que des Tutsi qui y assistaient aient alerté les autorités politiques sur le danger de conscientisation des Hutu que cela représentait. Comme, en outre, lon sapercevait que la population participait à ces réunions avec beaucoup plus denthousiasme quà celles du parti unique, commença alors un harcèlement de lEglise qui atteignit son paroxysme lorsque, à partir de 1977, les missionnaires ont été systématiquement priés de regagner leurs pays dorigine au moment même où le clergé national faisait lobjet de vexations les plus humiliantes : confiscation des écoles primaires, campagne de dénigrement des membres du clergé à la radio et dans la presse écrite, suspension du bimensuel catholique Ndongozi yUburundi, suppression de lémetteur protestant Radio Cordac, blocage des comptes bancaires, mesures restrictives à lendroit de la célébration des messes, campagne darrachage de tous les symboles religieux, emprisonnement de plusieurs prêtres burundais, expropriations terriennes et immobilières, nationalisation des petits et moyens séminaires, interdiction aux évêques de sortir du pays même si ceux-ci sont convoqués par le pape à Rome, etc.
La plupart de ces mesures visaient sciemment le petit peuple de la campagne : lactivité des dispensaires, des centres de santé et des maternités dont soccupaient précisément les congrégations religieuses expulsées furent arrêtées ou fermées. Aussi, la nationalisation des petits séminaires prononcée le 13 septembre 1986 complétait larsenal déjà évoqué du génocide intellectuel car, après le génocide physique de 1972, les très rares Hutu qui pouvaient encore frapper à la porte de luniversité passaient par les petits séminaires et séminaires moyens aux mains de lEglise catholique.
Pour expliquer cette hostilité déclarée du pouvoir à lEglise catholique, plusieurs hypothèses ont été proposées. Certains ont interprété lattitude anti-cléricale du Président Jean-Baptiste Bagaza comme celle dun homme agissant sous influence extérieure, surtout de son ami le Président Muammar Al-Kadhafi de Libye qui verrait ravi un Burundi beaucoup plus islamisé quil ne lest aujourdhui. Dautres ont pensé que Bagaza était encore sous linfluence de la franc-maçonnerie et du "libre examen", référents philosophiques de lUniversité Libre de Bruxelles où il avait effectué ses études de sociologie. Dautres encore ont imaginé quil voulait définitivement débarrasser le plancher déléments gênants qui, en assistant aux massacres ultérieurs, risqueraient de sinsurger contre les atrocités comme le fit le Chanoine Picard en mai 1972.
Mais le mobile le plus vraisemblable est la fameuse lutte convergente de tous les régimes militaires upronistes contre le "péril hutu", même si celui-ci nest que purement virtuel. Débarrassé en effet de lopposition hutu par son prédécesseur Michel Micombero, le Président Bagaza joua tactiquement le pacificateur mais suivit exactement la même politique demprisonnements et dexécutions discrètes de personnalités hutu extraites de la nouvelle génération. Il en émergeait effectivement quelques unes, grâce notamment aux écoles primaires et à laction missionnaire qui organisait lalphabétisation et formait des communautés de base, des coopératives et dautres groupements de développement. Bagaza y décela un nouveau danger de montée des masses et expulsa les missionnaires. "Nous ne voulons pas, devait dire lAmbassadeur du Burundi en Belgique lors dune conférence de presse, faire lexpérience de la théologie de la libération".
En 1986, le conflit Eglise-Etat avait fini par isoler catégoriquement le Burundi sur la scène internationale. Le renversement du régime Bagaza par Buyoya le 3 septembre 1987 répondait donc essentiellement à cet impératif. Cest pourquoi, dès la première année du régime Buyoya, le conflit Eglise-Etat était résolu; mais point le problème ethnique qui, selon le Président Buyoya lui-même, nétait pas du tout sur lagenda du nouveau régime.
Les massacres de Ntega-Marangara | MENU
Lenchaînement de ces événements, tel que nous lavons synthétiquement formulé dans le tableau 1, cadre bien avec le processus, désormais classique depuis 1965, -(1) de scènes de provocation par des Tutsi -(2) pour inciter des Hutu à se révolter et à tuer des Tutsi sur leur passage -(3) afin de justifier une répression démesurée de la part de larmée, de ladministration territoriale et de tous les mouvements intégrés au parti unique UPRONA.
Laspect événementiel de ces massacres est donc tellement ressemblant aux crises de 1965 et de 1972 que nous ne nous y arrêtons pas davantage. Nous allons par contre épingler un aspect plutôt inattendu qui, non seulement en a infléchi le déroulement, mais surtout modifié par la suite léchiquier politique du pays ; il sagit dune lettre ouverte adressée au Président de la République par 27 Hutu dhorizons socio-professionnels divers (quelques rares professeurs ou assistants duniversité, des fonctionnaires et des étudiants) dans le but dalerter lopinion internationale sur ce qui se passait.
«Bujumbura, le 22 août 1988
LETTRE OUVERTE A SON EXCELLENCE MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE DU BURUNDI A BUJUMBURA.
Excellence Monsieur le Président,
Nous venons porter à votre connaissance la prise de position des Hutu sur les événements qui sont en train de se dérouler au Burundi depuis le début du mois daoût. Nous nous attarderons ici à relever les contradictions que masque linformation officielle, légitimant ce que nous croyons être un nouveau «plan Simbananiye» (génocide 1972). Certains dentre nous avaient bien voulu lexprimer samedi au cours des réunions du parti ; mais comme les interventions étaient manifestement programmées à lavance dans lintention de consacrer lattitude extrémiste tutsi dirigée en faveur dun plan dextermination qui transparaissait si clairement -dans les idées et surtout dans la note finale- dans toutes les localités de la capitale, nous nous trouvons dans lobligation de résumer notre réaction à travers cette lettre ouverte, et nous osons espérer que vous y réserverez une bonne suite. Nous savons davance que ceci peut susciter des conséquences, puisque votre entourage risque dy voir une justification des répressions que nous sentons venir : la radio vient de lannoncer par des termes révélateurs, comme ceux entendus depuis dimanche, trahissant le principe même de la transparence que le régime évoque, et que le gouvernement vient de réaffirmer, alors que des Hutu sont déjà massacrés sans procès.
Avant dentrer dans le vif de la question, nous demandons déjà à la Communauté internationale, en particulier, les missions diplomatiques accréditées à Bujumbura, de suivre de près la situation. Nous tendons la main aux pays voisins, à lOUA, aux organismes du système des Nations Unies, à la Communauté internationale ainsi quaux différents organismes humanitaires... de suivre lévolution des événements et dintervenir si besoin pour éviter un massacre qui nest plus caché.
Excellence Monsieur le Président,
Point nest besoin de détailler le caractère préoccupant de la situation socio-économique difficile qui produit ce triste résultat. Les inégalités et les injustices sociales sont une réalité qui semble être cautionnée par le pouvoir en place dans le pays, en dépit des contestations incessantes des esprits progressistes et des promesses du discours politique. Il apparaît bien que les positions acquises depuis plus de vingt ans par la classe dirigeante doivent être sauvegardées, et tous les moyens sont devenus bons à cette fin. Le pouvoir reste régional, clanique et surtout tribal. Or, malheureusement, le Burundi, petit et pauvre, rend difficile le partage du gâteau qui samenuise de jour en jour. Cela nest même plus possible à lintérieur du groupe des dirigeants au pouvoir fussent-ils dune même ethnie ou dune même région. Lorsque cette contradiction, aujourdhui matérialisée par lenlisement des dossiers des anciens dignitaires du régime Bagaza coupables de crimes de haute trahison ou de détournements, entraîne une guerre froide entre les membres de lethnie dirigeante, il se trouve toujours un moyen de chercher les raisons ailleurs et de désigner des cibles. Comme en 1972, après le procès surprise des hommes de Muramvya, la communauté hutu devient «lennemi de la Nation» ; il faut la décapiter pour rétablir le dialogue tutsi menacé déclatement.
Le discours officiel se trouve, cependant, vite contredit par les faits.
1. Dans les événements de Marangara et Ntega, on parle de réfugiés hutu qui auraient entraîné dautres à lintérieur du pays à prendre des machettes et des lances pour massacrer les Tutsi. Mais cela fait maintenant plus dune semaine quon connaît les coupables, mais on na pas encore dit qui ils sont, comment ils sappellent, doù ils sont venus, les noms de ceux qui les aident, etc. Alors quon annonce louverture prochaine des procès dans la transparence, on apprend en même temps lexécution sommaire des intellectuels hutu et on couvre la nouvelle de beaucoup de secret alors que le mensonge surgit à la face du monde. Qui sera, par exemple, capable de montrer devant les barres Côme Bibonimana, ancien député, et depuis longtemps poursuivi pour avoir dénoncé les statistiques tribales du ministère de léducation et qui vient dêtre exécuté avec beaucoup dautres?
2. On a vite conclu à une rébellion paysanne inspirée par des intellectuels hutu. Or daprès des informations convergentes, les événements qui ont commencé à Marangara au milieu de la première semaine du mois ont une grande explication quon na jamais dite à travers linformation diffusée par le pouvoir. On signale en effet la présence des militaires du 4ème Bataillon de Ngozi en manuvres dans la localité sans avoir prévenu la population, erreur qui a été notée par les paysans lors dune «campagne de pacification» et qui a été reconnue par un chef militaire qui a parlé dun ordre reçu «du haut». Cela se passait plus de dix jours avant le début des massacres. Lhistoire dira comment les événements ont dégénéré en conflits sanglants, se déplaçant de Marangara à Ntega pour finalement gagner les communes environnantes. Linformation officielle le cache, mais il est sûr que lavenir le démontrera.
3. Officiellement, on apprend depuis mercredi que le calme est revenu et que la situation est maîtrisée, mais le gouvernement instaure en même temps un couvre-feu sur tout le territoire national en priant la population de ne croire quà linformation de la Radio nationale. Et quand la presse internationale le dément, on reconnaît quil y a encore quelques affrontements! Oui, larmée a provoqué des tensions ; oui, la même armée a amené la répression dans les campagnes. Des camions ont évacué les familles tutsi de la région vers Ngozi pour les sécuriser, pendant que des blindés, appuyés par des hélicoptères sattaquaient aux Hutu. Les survivants sont parvenus à fuir vers le Rwanda, et il est curieux dentendre que les Hutu exterminent les Tutsi et se comptent en même temps en grand nombre parmi les réfugiés!
4. Comment expliquer que les militaires aient refusé dintervenir au début desdits massacres alors que leur premier devoir est darrêter rapidement tout danger en empêchant toute progression? Il a fallu attendre quelques jours pour faire croire à la paix alors que les engins militaires se mettaient à laction. Cette abstention nous semble être une légitimation de lagression pour rééditer la répression de 1972. Un montage donc? Encore une fois, lhistoire le dira.
Excellence Monsieur le Président,
Dans cette situation, il est normal que la population soit maintenant sur le qui-vive et reste traumatisée par limminence dun nouveau génocide. La presse nationale sait de quoi il sagit quand elle dit que les «coupables directement ou indirectement liés» aux événements seront «sévèrement punis». Celui qui est né hutu, lintellectuel en loccurrence, ne se fait plus aucune illusion. Il semble que larmée tutsi veuille réussir ce que le ministère de léducation voulait réaliser dans les écoles secondaires et à lUniversité. Cest la scène quon a vue tout au long de la dernière année scolaire. Et cest une bonne similitude de situation. En effet, on na pas encore oublié que les élèves et les étudiants tutsi ont participé à une campagne dintimidation au niveau national. Les coupables sont connus. Les dossiers sont là. Mais, paradoxalement, ce sont les Hutu, forcés de quitter les écoles, sous la menace des couteaux comme ce fut le cas à lécole Technique Secondaire dart de Kamenge et des fusils à lUniversité. De la même façon, le Hutu va faire les frais des massacres actuels. Pourtant, quelques éléments tutsi progressistes et modérés ont souligné dans les réunions du Parti que le problème fondamental du Burundi actuel était essentiellement dordre politique et fondé sur les inégalités sociales; ils ont attiré lattention du public que la classe dirigeante pourrait être plus responsable que dautres dans cette affaire.
Excellence Monsieur le Président,
Nous aimons la paix. Contrairement à ce que laile extrémiste tutsi pourrait vous faire croire, seul moyen de maintenir sa place dans larène du pouvoir, en perpétrant un génocide, nul Hutu sensé ne rêve dexterminer les Tutsi. Bien au contraire! Dautant quil existe dailleurs des Tutsi prêts à construire le pays avec les Hutu, lobstacle étant labsence de dialogue. Maintenant, la situation dépasse la limite du tolérable.
Cest pourquoi, Excellence Monsieur le Président, si vous visez lobjectif dune paix durable au Burundi, nous vous proposons les quelques solutions suivantes :
1. Suspendre les massacres et les arrestations arbitraires des Hutu.
2. Désigner avant la fin de cette semaine une Commission nationale multi-ethnique et représentative chargée danalyser sans complaisance les mesures structurelles qui simposent pour éviter le pire. Nous recommandons quon y adjoigne des observateurs extérieurs pour garantir la neutralité de la commission.3. Voir dans quelle mesure les Hutu peuvent être associés à la Défense et à la Direction politique de leur patrie.
Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président, lassurance de notre considération très distinguée.»
A la lecture de cette lettre, lon découvre quelle comporte deux volets. Un premier volet qui dénonce par des faits précis le dispositif mis en place par le régime Buyoya pour rééditer le génocide de 1972; et un second volet qui réclame larrêt de lhypocrisie sur le problème ethnico-politique et la mise en uvre dun processus destiné à lui trouver des solutions politiques appropriées et durables.
En parcourant la littérature consacrée au problème politique du Burundi, lon est surpris par un mélange de simplicité et de complexité de celui-ci. Mais lorsquon prend la peine de dépouiller cette littérature avec soin, lon découvre que la complexité du conflit burundais nest que factice car ses détriments démesurés sont tributaires de mascarades politico-idéologiques doublées de manipulations criminelles de la part du régime en place, comme la montré lanalyse des deux principaux faciès du conflit.
Le premier faciès du conflit burundais, cest-à-dire son expression sous forme de massacres ethniques ou interethniques périodiques, est en effet évident aussi bien dans lopinion nationale que dans lopinion internationale. Mais sous ce faciès ethnique, la tragédie recèle un conflit resté longtemps inavoué, du moins par lune des parties en cause, en loccurrence lArmée-Etat tutsi.
Ce conflit est, faut-il le répéter, le contrôle du pouvoir par une petite classe de privilégiés au mépris aveugle ou cynique de lintérêt général (le développement équitable de la société burundaise) et au service éhonté dintérêts ethniques, claniques et/ou locaux ; cest-à-dire au service dun apartheid à deux niveaux : ségrégation ethniste à léchelle nationale et ségrégation "claniste" ou régionaliste à léchelon sub-national ou local. LEtat a donc pris une dérive ethnico-clanique et régionaliste bien délibérée qui a fini par enfermer la société burundaise dans un engrenage de génocide périodique visant à exclure les Hutu et dans une moindre mesure les Tutsi natifs des provinces autres que Bururi de tous les secteurs de la vie moderne sous prétexte de protéger la minorité tutsi !
Le deuxième faciès du conflit burundais, hélas moins bien connu de la communauté internationale, est linversion des rôles dans lexplication officielle de toutes les crises majeures du Burundi depuis son indépendance. Ayant la mainmise sur les services de sécurité intérieure, la police judiciaire, les médias et la diplomatie, les régimes militaires tutsi qui sy sont succédés ont systématiquement évité tout traitement judiciaire indépendant tout comme ils ont systématiquement exclu, contrarié ou ² acheté² toute enquête internationale, qui eut permis détablir dans chaque cas les responsabilités en toute transparence, de façon à conjurer limpunité et la répétition perpétuelle du drame.
Sur les crises ethnico-politiques majeures du Burundi en effet, il y a eu, à notre connaissance, huit initiatives denquête internationale mais hélas sans mandat judiciaire en bonne et due forme.-1) Mission denquête de la Commission internationale de juristes en décembre 1965 sur les exécutions sommaires dhommes politiques en octobre, novembre et décembre 1965. Acceptée en premier temps par le gouvernement burundais, la mission denquête a été ensuite vidée de son contenu. (La Libre Belgique, Les exécutions dhommes politiques au Burundi: un sévère réquisitoire de la Commission internationale de Juristes contre les autorités de Bujumbura, Bruxelles, 16 janvier 1966).
-2) Rapport mentionnant le génocide contre les Hutu en 1972 et classant celui-ci parmi les génocides perpétrés au cours du 20ème siècle. Il sinscrit dans "Létude sur la question de la prévention du crime de génocide par M. B. Whitaker" (Rapport Whitaker adopté par la Résolution du 29 août 1985 sous le code E/CN.4/Sub2/1985/6) dans le cadre de la Commission des droits de lHomme, Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (Genève, 1985).
-3) Mission denquête menée en décembre 1991 par un groupe dONGs (une allemande, une belge et une néerlandaise) sur les événements de novembre-décembre 1991. (Brigitte Erler et Filip Reyntjens, Les événements de novembre-décembre 1991 au Burundi, Rapport dune mission denquête, Bruxelles, 17 janvier 1992, 52 p.).
-4) Commission internationale denquête (pour le compte de lONG Human Rights Watch) sur les violations des droits de lHomme au Burundi depuis le 21 octobre 1993. (Commission internationale denquête sur les violations des droits de lHomme au Burundi depuis le 21 octobre 1993, Rapport final, Bruxelles-Paris, 5 juillet 1994, 195 p. + annexes).
-5) Mission préparatoire des Nations Unies chargée détablir les faits au Burundi. (Rapport au Secrétaire Général de la Mission préparatoire chargée détablir les faits au Burundi -Rapport de M. Siméon Aké, M. Martin Huslid et Mme Michèle Poliacof-), New York, le 20 mai 1994.
-6) Mission des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires au Burundi. Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Bacre Waly Ndiaye, soumis conformément à la Résolution 1995/73 de la Commission. Additif: Rapport du Rapporteur spécial sur la mission au Burundi du 19 au 29 avril 1995, Genève, le 24 juillet 1995 (E/CN.4/1996/4/Add.1), 39 p.
-7) Mission des Nations Unies sur la situation des droits de lHomme au Burundi. Premier rapport sur la situation des droits de lHomme au Burundi présenté par le Rapporteur spécial, M. Paulo Sergio Pinheiro, conformément à la Résolution 1995/90 de la Commission, Genève, le 27 février 1996 (E/CN/1996/16/Add.1), 20 p.
-8) Commission denquête internationale chargée détablir les faits sur lassassinat du Président Melchior Ndadaye et les violences qui lont accompagné ou suivi (Résolution 1012 du Conseil de Sécurité de lONU du 28 août 1995). Cette Commission a été demandée à lONU, avec un mandat denquête judiciaire en bonne et due forme, par le premier gouvernement de la "Convention de gouvernement" fin 1994. Mais le mandat délivré par lONU na pas été explicite sur la qualité judiciaire de cette Commission. Son rapport final fut remis au Secrétaire général de lONU, Mr Boutros Boutros Ghali, le 23 juillet 1996, puis rendu public par le Conseil de sécurité le 22 août 1996. Ce rapport est singulièrement atypique car il charge essentiellement les victimes en contradiction flagrante avec les deux enquêtes internationales réalisées antérieurement sur les mêmes faits, notamment la mission préparatoire des Nations Unies. Il conclut en effet que des "actes de génocide" ont été commis contre les Tutsi à la fin doctobre 1993. La qualification de génocide pour les crimes commis en 1993 nest toutefois pas formellement établie et demeure discutable dautant plus que la Commission reconnaît elle-même les limites de son travail dans le temps, dans lespace et dans léchantillon des témoins interrogés. Daprès létude critique quen a faite le GRAB ("Scandale dune enquête de lONU au Burundi, une analyse critique du Rapport S/1996/682 de lONU sur le putsch sanglant du 21 octobre 1993", Bruxelles, Groupe de Réflexion et dAction pour le Burundi, février 1997, 61 p.), ce rapport rentre hélas "dans la logique de laisser-faire, voire même de complicité vis-à-vis dun Etat criminel", en loccurrence lArmée-Etat tutsi de Michel Micombero, de Jean-Baptiste Bagaza et de Pierre Buyoya.
Au lieu de pratiquer la transparence et léquité judiciaires, ces régimes militaires tutsi ont plutôt systématiquement saturé, urbi et orbi, tous les espaces médiatiques de leur propre interprétation des faits stipulant invariablement que lélite hutu cherche à la fois le pouvoir et lextermination de lethnie tutsi ; alors quen réalité, il faut le répéter, cest linverse qui se produit : -(1) provocations politiques (annulation délections chaque fois que les résultats ne sont pas à leur goût comme en 1965 et en 1993, assassinat de leaders politiques de premier plan comme le Premier ministre Pierre Ngendandumwe en 1965 et le Président Melchior Ndadaye en 1993), -(2) rixes ou provocations par les services secrets tutsi en milieu rural comme à Ntega et à Marangara en 1988, -(3) réactions subséquentes dautodéfense hutu pouvant sétendre en insurrection au-delà des provocateurs sensu stricto, -(4) intervention militaire pour évacuer les Tutsi dune zone bien circonscrite à raser complètement, -(5) chasse à tout Hutu instruit ou quelque peu fortuné sur lensemble du pays (génocide sélectif), et enfin -(6) simulacre de réconciliation nationale et/ou de transition démocratique.
Comme nous lavons indiqué plus haut, cette inversion diffamante et cynique des rôles dans lexplication du conflit burundais demeure insuffisamment démasquée au niveau de lopinion publique et des instances de décision internationales, au grand dam du peuple burundais. Et tant quelle naura pas été déboulonnée, elle rendra toute initiative de résolution du conflit totalement inopérante. Doù la résonance particulière de ce cri dalarme jeté par un Tutsi non complaisant, Léonce Ndarubagiye, en 1995. "Les Tutsi mentent beaucoup trop et nen éprouvent aucune honte. Bien souvent quand un Tutsi parle, limportant nest pas tellement de dire vrai mais de convaincre. Le fair play et lobjectivité nexistent pas. Lautocritique non plus. Il nexiste pas dadversaire, il y a lennemi à abattre. Si on ne peut le tuer physiquement, eh bien on essaie de le tuer socialement en le diffamant".
Et en se référant aux récents événements du Rwanda voisin qui devraient inciter les Tutsi du Burundi à réfléchir et à tirer les conclusions qui simposent, Léonce Ndarubagiye conclut cette idée ainsi. "Au lieu de cela, les Tutsi du Burundi essaient den tirer profit en faisant croire au monde entier que leur ethnie est en danger sans en expliquer les causes et en prenant le soin de cacher leur propre rôle dans cette situation où ils se sont eux-mêmes plongés. Ils ne proposent pas de remèdes acceptables par les Hutu ; ils avancent des théories ridicules et inacceptables selon lesquelles ils doivent garder seuls le vrai pouvoir et larmée et bénéficier de limpunité puisquils sont minoritaires! En français, on appelle cela exiger le beurre et largent du beurre. Des voies réalistes de compromis existent mais personne ne semble vouloir les explorer".
Ainsi sexplique, non seulement lescalade du conflit en une guerre civile très meurtrière depuis 1993, mais aussi lenlisement des négociations de paix depuis 1998 à Arusha.
Dans une autre réflexion intitulée ² Initiatives de résolution du conflit burundais : les méthodes utilisées et les résultats obtenus² , nous examinons lescalade du conflit sous le régime ou sous la responsabilité plus ou moins dissimulée du major Pierre Buyoya, pendant que celui-ci se targue à travers ses puissants lobbies occidentaux davoir choisi depuis 1988 la voie de la réconciliation nationale et de la démocratie.
LE SUBSTRAT SOCIO-POLITIQUE DU BURUNDI
DANS UNE PERSPECIVE HISTORIQUE
(Extrait du rapport de René Lemarchand et David Martin)
La rareté des ressources constitue une donnée essentielle du système socio-politique contemporain, comme ce fut le cas durant la période coloniale et même pré-coloniale, alors que le Burundi faisait partie dune pléiade de royaumes traditionnels éparpillés à travers la région des Grands Lacs. Bien plus nettement quauparavant, cependant, les effets de la pénurie économique se définissent aujourdhui dans un contexte ethnique et régional. Il sagit là dune mutation capitale. Pour en saisir limportance ouvrons une brève parenthèse pour exposer la nature du système de stratification sociale propre au Burundi traditionnel, lun des plus complexes et des plus méconnus de tout le continent.
Les écrits de lépoque coloniale nous présentent généralement la société rundi sous la forme dune pyramide ethnique dans laquelle les éleveurs de troupeaux, les Tutsi, représentant 14% de la population, détenaient les leviers du pouvoir; ensuite venaient les paysans Hutu qui formaient le gros de la population (85%), tandis quà la base de cet édifice, on trouvait les pygmoïdes Twa, groupe numériquement insignifiant (1%). On admettait que les caractères physiques communément attribués à chaque ethnie, renforçaient encore cette hiérarchie du pouvoir et des privilèges: proverbialement grands et filiformes, les Tutsi étaient dépeints comme "possédant la même indolence gracieuse de la démarche qui caractérise les peuples dOrient". Les Hutu, par contre, étaient "un peuple de taille moyenne aux corps lourdauds et disgracieux, révélant lhabitude dun travail pénible et acharné, se courbant patiemment dans une servilité abjecte devant les derniers arrivés, les Tutsi, devenus la race dominante".
Quoique satisfaisante aux yeux de la plupart des observateurs européens, cette image de la société traditionnelle en défigure les traits au point de la rendre méconnaissable. Car elle masque des lignes de clivage importantes au sein de chaque ethnie, et exagère en même temps les discontinuités socio-culturelles qui traditionnellement les séparaient. Ces distorsions sont étroitement liées entre elles. Passer sous silence les clivages intra-ethniques entraîne le risque de sous-estimer lexistence de liens interethniques, et de réduire à une parodie de la réalité les caractéristiques physiques et culturelles de chaque groupe.
On doit dabord souligner lexistence de deux catégories distinctes de Tutsi, ceux de la "caste inférieure" ou Tutsi-Hima et ceux de la "caste supérieure" ou Tutsi-Banyaruguru, littéralement "ceux qui viennent du Nord". Il faut noter aussi que le terme "ruguru" a dautres significations, voulant dire "venant den haut" et donc de régions de plus haute altitude ou, au figuré, possédant une condition supérieure, cest-à-dire "proche de la Cour". Les observateurs étrangers se sont généralement appuyés sur la dérivation géographique du terme, au point de considérer tous les Banyaruguru comme étant des Tutsi du Nord, ce qui est loin dêtre le cas. On trouve des Banyaruguru dans les provinces du Nord et dans les provinces du Sud, et ceci vaut également pour les Hima. Au moment de la rédaction de ce rapport (1974), le gouverneur de la province de Ruyigi, un diacre anglican défroqué du nom de John Wilson Makokwe, est un Hima de Buhiga, localité située au Nord du pays. Affirmer que les Hima sont inévitablement des gens du Sud et les Banyaruguru des gens du Nord, comme beaucoup dobservateurs ont tendance à le faire, est certainement un abus de langage. Le moins quon puisse dire est que léquation Hima-sud et Banyaruguru-nord appelle certaines nuances. Les premiers seraient arrivés dans le pays, venant des régions frontalières de lEst, vers le 17 ème ou 18ème siècle, soit quelque deux ou trois cents ans plus tard que les Banyaruguru. Il faut admettre cependant que jusquà présent aucune réponse définitive na pu être apportée à la question de savoir lequel des deux groupes, pourrait revendiquer le titre de "premier occupant". En revanche, il est certain que les Hima étaient traditionnellement frappés dinterdits pour ce qui était de leurs relations avec les familles Tutsi-Banyaruguru les plus "cotées", et a fortiori avec la famille royale. Ils ne pouvaient garder leurs vaches ni leur fournir dépouses. Lattitude des Banyaruguru à leur égard était généralement teintée de méfiance et de mépris. On les considérait en quelque sorte comme des parvenus, certes doués dingéniosité et de débrouillardise mais totalement dénués de prestige social. Est-ce pour renverser cet ordre social que les Hima, à partir des années 60, se sont hissés au pouvoir aux dépens des Banyaruguru? Quoiquil en soit les Hima occupent aujourdhui une position dominante dans le système politique du Burundi. "Les Hima", écrit le Père Rodegem, "semblent doués pour le commandement et laction directe", jugement largement confirmé par le profil des élites politiques aujourdhui au pouvoir. Un pourcentage appréciable des élites détentrices de postes de commandement dans larmée et ladministration sont recrutées parmi les Hima de la région de Bururi. Le Président Micombero est lui-mème un Hima de Bururi. Les Banyaruguru, par contre, quoique représentés au sein du gouvernement sont virtuellement sans pouvoir.
Ajoutons à cela les distinctions de prestige et de rang social qui jouent à lintérieur de chaque ethnie, Hutu, Tutsi et Twa, distinctions fondées sur la hiérarchie des lignages (imiryango). Il existe une démarcation très nette entre les "très bonnes" familles, les "bonnes" familles, celles qui ne sont "ni bonnes ni mauvaises" et enfin les "mauvaises". Dans la seule souche Tutsi-Banyaruguru, on ne compte pas moins de 43 types différents de lignage, qui se décomposent chacun en une hiérarchie sociale spécifique. De telle sorte que des affiliations fondées sur le lignage rectifient parfois la hiérarchie qui découle des divisions ethniques. Il arrive que lappartenance à des échelons sociaux différents à lintérieur même de lethnie tutsi soit plus perceptible et socialement plus importante que les différences entre Tutsi et Hutu. Cette multiplicité de "paliers sociaux" à lintérieur de la même ethnie a été génératrice de multiples conflits entre clans, familles et lignées. Mais encore faut-il noter la fluidité de cette hiérarchie sociale: lappartenance à un umuryango nest pas nécessairement fixée une fois pour toutes, ni même dans certains cas lappartenance à une ethnie. On se heurte parfois à beaucoup dambiguïté lorsquil sagit de définir de façon précise lappartenance dun individu à un clan, une famille, voire une ethnie. Un cas typique est celui du "clan" appelé Basapfu. Voici comment le Père Rodegem en explique lorigine. "Tutsi de statut hiérarchique élevé, ils descendent initialement des Hima. Mais pour certaines raisons que la tradition a omises de préciser, le Roi, un jour, décida quils devaient tous être massacrés. Il confia cette tache au clan Abongera qui organisa proprement la razzia de tous les troupeaux Abasapfu, pilla leurs récoltes, mit le feu à leurs craals et massacra tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Un des survivants était un petit garçon qui avait trouvé refuge derrière un écran de roseaux (sapfu). Après le départ des auteurs du raid, il fut découvert par un passant qui décida de le conduire au Roi Ntare. Ce dernier le garda à sa Cour sous sa protection et lappela Musapfu pour commémorer cette aventure".
Que les Basapfu soient réellement dorigine Hima est une question qui reste à débattre; ce qui est beaucoup plus significatif du point de vue de cette discussion est quaujourdhui les Basapfu sidentifient et sont souvent identifiés comme nétant ni des Hima ni des Banyaruguru. On les désigne purement et simplement par le terme Basapfu, comme sils formaient un groupe distinct ethniquement parlant. Ce caractère sui generis du groupe Sapfu, et aussi le fait quils soient répartis un peu partout à travers le pays, nous permet de mieux comprendre pourquoi certains éléments Sapfu sont parvenus à se poser comme arbitres lors de conflits régionaux ou ethniques. Notons à ce propos que malgré linfluence prépondérante du groupe Hima de Bururi dans larmée et ladministration, certains Basapfu occupent à lheure actuelle des postes importants au sein du gouvernement.
Relevons enfin un dernier point: ni les Hutu ni les Tutsi ne jouissaient de prérogatives politiques importantes dans le contexte de la société traditionnelle rundi. Lorsquun poste de commandement leur était confié par la Couronne, il sagissait dune concession et non dun droit. Les véritables détenteurs du pouvoir étaient les princes du sang (ganwa). De par leur position sociale et politique privilégiée, ceux-ci ont fini par être vus comme formant un groupe ethnique distinct, dont le pouvoir et le prestige dépassait de beaucoup ceux des Hutu ou Tutsi. Les Ganwa constituaient le noyau de lélite politique traditionnelle. Malgré leur position privilégiée (peut-être en raison même de leurs privilèges) ceux-ci nont jamais fait preuve de cohésion. Lhistoire pré-coloniale du Burundi est jalonnée de luttes intestines entre princes du sang, certains entretenues par des haines dynastiques, dautres par des conflits de personnes, mais chacune visant en fin de compte à briser le pouvoir des uns pour mieux renforcer celui des autres. Les affrontements atteignent leur point culminant vers la moitié du 19ème siècle lors des guerres que se livrèrent les fils du roi (mwami) Mwezi Gisabo (1852-1908) et les descendants de son prédécesseur, Ntare Rugamba (1795-1852). La mise en place de lappareil colonial aboutit rapidement à la mise en veilleuse des vieilles querelles dynastiques entre les descendants de Mwezi (les Bezi) et de Ntare (les Batare), mais sans toutefois les faire disparaître. A la veille de lindépendance, alors que samorce la montée dune élite neuve, dynamique et en quelque sorte "accréditée", on assiste parallèlement à une résurgence spectaculaire des antagonismes princiers. Ainsi, même à cette époque relativement récente, le jeu politique ne sexprimait pas en termes de conflits ethniques mais sous la forme de luttes de factions entre représentants de différentes dynasties.
A la fois fluide et hiérarchisée, lorganisation sociale du Burundi ancien nétait cependant pas dénuée de cohésion. Au rôle unificateur de la Couronne sajoutaient les facteurs de cohésion du milieu social. Car en dehors de lélite princière, aucune ethnie, aucun lignage ne pouvait se prévaloir dun statut privilégié. Les divisions entre Hutu, Tutsi et Twa navaient quun rapport lointain ou inexistant avec le rang social, la richesse et le pouvoir. Bien que le pouvoir politique fut en principe le monopole des princes, les chefs subalternes étaient en fait recrutés autant parmi les Hutu que parmi les Tutsi. De plus, le jeu des rivalités princières obligeait parfois les "grands" à rechercher indifféremment lappui des uns et des autres, situation qui nest pas sans rapport avec le phénomène relevé par George Simmel: "les conflits peuvent avoir pour conséquence damener la collaboration de certaines personnes ou groupes qui, dans dautres circonstances, nauraient eu aucune raison de sunir". Les solidarités nouées à travers les liens de clientèle contribuaient également au maintien du tissu social: à travers linstitution du "contrat de clientèle" (ubugabire), un vaste réseau de solidarités recouvrait la pyramide sociale, liant les individus les uns aux autres par la confiance et lintérêt indépendamment de considérations ethniques. Chaînon central de cet agencement, le Mwami était le point de convergence des rapports de clientèle entretenus à divers échelons du système. Cest aussi et peut-être davantage encore à travers les rites, les cérémonies et les interdits qui lentouraient que la monarchie affirmait sa puissance "totalisante" et unificatrice. Jusquà présent aucun symbole de légitimité na réussi à acquérir un prestige comparable à celui qui entourait le tambour royal (karyenda), symbole suprême de la monarchie.
Il faut donc admettre, que si la société rundi renfermait en elle-même les germes dun conflit ethnique, ce type de conflit était sinon inexistant en tout cas extrêmement rare dans la société traditionnelle. Voir dans la saignée du printemps 1972 la preuve dune "manifestation extrême du vieux problème tribal africain", cest travestir les faits et fausser les données de lhistoire. Dans le cas qui nous intéresse, le terme "tribalisme" ne peut se rapporter quà un phénomène relativement récent, exprimant à la fois les transformations radicales subies par la société coutumière et le blocage des mécanismes qui jusqualors lui donnaient son équilibre et sa cohérence. Au Burundi comme ailleurs les phénomènes "tribaux" sont indissociables des transformations introduites sous légide du colonisateur.
LES EXECUTIONS DHOMMES POLITIQUES AU BURUNDI :
UN SEVERE REQUISITOIRE DE LA COMMISSION
INTERNATIONALE DE JURISTES CONTRE
LES AUTORITES DE BUJUMBURA.
(La Libre Belgique, 16 janvier 1966)
"Le fait que ces événements se soient déroulés sans aucune publicité ou presque est en soi un élément troublant", déclare la Commission internationale de juristes au sujet de la répression qui a suivi les désordres doctobre dernier au Burundi.
La Commission, dont le siège est à Genève, est une organisation non gouvernementale bénéficiant du statut consultatif auprès de lONU et de lUNESCO. Elle groupe plus de 46.000 juristes du monde entier, luttant dans le cadre de cette institution pour la défense du droit.
Dans une déclaration quelle a rendue publique samedi, la Commission prononce un sévère réquisitoire contre les autorités du Burundi. Elle rappelle dabord quune mutinerie de militaires bahutu avait éclaté à Bujumbura dans la nuit du 18 au 19 octobre et quelle fut rapidement matée, comme le fut dailleurs aussi le soulèvement civil dans la région de Muramvya, qui causa la mort de centaines de Batutsi.
Méthodes expéditives
Des procès devant des Cours martiales aboutirent à la condamnation et à lexécution de 86 personnes, dont tous les membres des bureaux des deux Chambres. Toutes ces personnalités étaient de race hutu. Inquiète de constater combien la justice au Burundi était expéditive, la Commission entama de laborieuses démarches qui aboutirent finalement au départ de Monsieur Philippe Graven, de nationalité suisse, pour le Burundi, en qualité dobservateur.
De leur côté, les autorités du Burundi présentaient également une demande: que la Commission veuille bien soccuper de procurer des magistrats et des officiers de police judiciaire afin de compléter lappareil de la justice du pays. Ce qui était en principe de bonne augure et qui attestait du désir de doter la justice du Burundi de lintégrité souhaitable.
Pourtant, le voyage de Mr Graven fut une suite de désenchantements. Il arriva à Bujumbura le 14 décembre dernier, après avoir annoncé sa visite en bonne et due forme dès le 10 décembre. Il devait néanmoins apprendre, deux jours plus tard, quen dépit de sa présence et sans quil en ait été avisé, 22 personnes avaient été exécutées le jour même. Parmi ces condamnés, se trouvait le Président du Sénat, Mr Joseph Bamina.
Promesses reniées
Le 17 décembre seulement, au lendemain de ces exécutions, le Secrétaire dEtat à la justice, Mr Arthémon Simbananiye, recevait enfin Mr Graven. Il promettait alors non seulement de fournir les photocopies des comptes rendus des audiences qui avaient conduit à la condamnation des personnes exécutées, mais encore de répondre à un questionnaire écrit qui lui serait soumis. Mr Graven insistait, dans une lettre, sur la nécessité de joindre des pièces justificatives aux réponses qui seraient données. Il indiquait par ailleurs que les réponses et les documents pouvaient être adressés à Genève, au cas où le dossier ne serait pas établi avant son départ de Bujumbura.
Mais, le 18 décembre, le même Mr Simbananiye notifiait à Mr Graven, au cours dune nouvelle audience, quil ne pouvait pas tenir sa promesse de la veille: les copies des pièces essentielles ne seraient pas transmises à la Commission de Genève; Mr Graven pouvait à la rigueur les consulter, mais sans en référer à linstitution qui lavait mandaté. Le délégué suisse refusa évidemment cette solution qui nen était pas une, demandant simplement que les autorités veuillent bien reconsidérer leur décision.
Enfin, le 22 décembre, jour du départ de Mr Graven, le Secrétaire dEtat à la justice linformait par écrit quaucune communication ne serait faite à la Commission ni des dossiers ni des procès qui sétaient déroulés à la suite des désordres doctobre. Les réponses -évasives et sans justificatifs à lappui- au questionnaire qui lui avait été remis, devaient suffire; mais, ajoutait Simbananiye, si la Commission estimait utile denvoyer dautres observateurs au Burundi, "toutes les facilités" leur seraient accordées, indépendamment du fait que "les procès sont publics".
Le Roi naurait pu exercer son droit de grâce
Naïveté ou cynisme? La Commission ne se prononce pas, mais elle constate à la lumière de lexpérience acquise, que des assurances formelles devraient être données avant que des observateurs soient à nouveau dépêchés à Bujumbura. Ces assurances, au nombre de six, concernaient aussi bien la libre information de la Commission et de ses délégués, que le respect dun minimum de légalité au Burundi. A la lecture de ces recommandations, lon sétonne certes dapprendre que les décisions des tribunaux militaires étant sans droit dappel, la seule voie de recours demeure la demande de grâce présentée au Roi, mais quil se trouve à Genève justement; or, lexécution suit de si près la condamnation, que non seulement lavis du Roi ne peut pas parvenir à Bujumbura en temps utile, mais les demandes mêmes narrivent pas à Genève avant lexécution! Notons encore parmi les six points, le suivant. "Les charges pesant sur les accusés devront leur être communiquées avant louverture de leur procès de telle façon quils aient, ainsi que leurs avocats, le temps et les moyens nécessaires pour préparer leur défense".
La Commission déclare, dautre part, quelle est particulièrement inquiète au sujet des détenus, que lon estime entre 500 et 1.200, les conditions de leur incarcération nétant pas connues.
Les juristes écrivent que le Burundi peut et doit samender. Ils rappellent que la Commission peut collaborer à la réorganisation de la justice comme les autorités le lui ont demandé. Mais, au préalable, "loctroi des assurances formelles indiquées comme indispensables et des facilités requises ferait beaucoup pour dissiper les doutes quant à la volonté des autorités actuelles du Burundi de coopérer sincèrement avec la Commission".
Y aura-t-il une réponse de Bujumbura? Quant au Roi, il se trouve toujours à Genève où, sur le plan politique, il ne fait pas parler de lui.
LETTRE DU CHANOINE A. PICARD AU PRESIDENT DU BURUNDI,
MICHEL MICOMBERO, LE 15 MAI 1972.
(Extrait du BIIB, 1991, 1991, pp. 4-5)
Monsieur le Président,
Je quitte le Burundi aujourdhui. Jy étais venu avec joie et enthousiasme pour continuer le travail commencé par Monseigneur Lheureux et le Chanoine Lochet. Jai beaucoup aimé les Barundi : les Bahutu, les Batutsi (et pas seulement ceux de Bururi), les Batwa (que je considère aussi comme des hommes). Mais aujourdhui, je ne reconnais pas le Burundi. Jai honte!
Jai honte de vous avoir entendu dire dans votre message du 8 mai, que lattitude sympathique des Etrangers prouvait que vous défendiez une cause juste. Non, Monsieur le Président! Vous vous êtes trompé! Les Etrangers napprouvent pas les sauvageries des tortionnaires gouvernementaux, pas plus quils ne pouvaient approuver les crimes des rebelles. Cela, nous le crierons à la face du monde de toutes nos forces, à la mesure de nos moyens.
Monsieur le Président, vous devriez savoir que lorsquun peuple na pas le moyen de sexprimer à travers les institutions dune République qui na ni constitution ni parlement, il sexprime dans la rue ou sur les collines. Cela vous deviez le savoir et vous le saviez: alors, quavez-vous fait, vous et vos ministres collaborateurs, pour porter remède aux causes profondes du mal qui déchire aujourdhui le Burundi?
Il est trop facile dexpliquer la situation en accusant des monarchistes ou des impérialistes étrangers. Personne ny croit -et surtout pas vous-, Monsieur le Président.
Vous êtes en train de stériliser une race et, à travers elle, tout un peuple. Seuls, les "purs" (cest-à-dire quelques-uns des Batutsi) ont le droit de survivre et de régner. Cest un refrain que nous avons souvent entendu en France et en Allemagne pendant les années 1939-1945.
Mercredi soir, 10 mai, jentendais votre Commandant en chef déclarer tranquillement à la radio que le calme régnait dans le pays (à lheure même où éclatait la bagarre entre les élèves de lAthénée). Je suppose quil voulait parler du calme des morts et des cadavres dont il est responsable. Mais il faudra dire à ce commandant quil manque dun minimum dexpérience humaine. On peut faire taire les vivants, mais on ne peut pas étouffer la voix des morts! Vous naviez même pas pu étouffer la voix de ces prisonniers de Mpimba, dont nous entendons les hurlements de douleurs, le soir dans le lointain, après le couvre-feu!
Vous direz sans doute, comme votre ancien ministre, le triste Shibura : "Mon Père, vous êtes Français: y a-t-il eu des jugements en règle pendant la Révolution de 1889?". Quel argument! Est-ce donc ce quil y a de plus ignoble et de plus odieux dans lhistoire des peuples qui doit servir de modèle à un pays qui a la prétention dêtre indépendant ?
Monsieur le Président, on dit que vous êtes chrétien et même catholique. Sil en est ainsi, je vous en conjure pour lhonneur du Christ et de son évangile, mettez-vous humblement à lécoute de Dieu et de votre conscience; faites cesser toutes ces représailles indignes de lhumanité, afin que commence un travail de réconciliation, sil nest pas déjà trop tard.
Cest le meilleur vu que je puisse faire pour vous et pour le peuple murundi que je quitte avec déchirement.
A. Picard.
LE PLAN ARTHEMON SIMBANANIYE
DEXTERMINATION DES HUTU
RAPPORT POLITIQUE
MINISTERE DE LINFORMATION
CABINET DU MINISTRE
N° 093/100/CAB/68
Objet : Rapport Politique
A Monsieur le Président
de la République du Burundi
à Bujumbura
Monsieur le Président,
Conformément à la politique du nouveau régime de confronter nos vues et de conjuguer nos efforts pour réaliser les idéaux de la révolution, jai lhonneur démettre quelques commentaires sur la situation politique du pays.
Le climat politique accuse une certaine tension. Des bruits de coup dEtat et des incendiaires circulent et tourmentent lopinion publique. La population sinquiète, se méfie et veille.
Fort heureusement, des meetings dinformation et dapaisement organisés par le Ministère de lIntérieur et le parti ramènent peu à peu la quiétude dans les esprits.
Si lon analyse la cause de cette petite crise quon vient de passer, on remarque un refroidissement des rapports entre citoyens qui peut se développer en une haine raciale.
En effet, il existe aujourdhui des manières et des façons non cartésiennes daborder les problèmes chaque fois quils se posent. Les suspicions sont devenues "à sens unique". Et ceci sexplique à la longue parce que les diffuseurs des faux bruits développent toujours le même thème : la récidive de 65. Alors ce thème diaboliquement répandu dans la population provoque le réflexe de défense et devient "le péril hutu" réclamant "une lutte pour la survie". Résultat, on constate une vigilance pré-orientée qui guette et traque les mêmes cibles. Et une ethnie est sujette à des suspicions permanentes, chaque hutu devenant nécessairement raciste et subversif.
Si lon se réfère à la vie courante, on relève vite ce regrettable état de choses. En effet, aujourdhui quand deux ou trois Hutu se rencontrent pour trinquer un verre, on conclut tout de suite à un complot de subversion. Alors limagination féconde des esprits malicieux tisse une épopée autour du fait; et voilà une crise qui jette la masse dans la stupeur!
Si un Hutu monte pour visiter ses parents à lintérieur, les autorités provinciales sonnent lalerte et le filent indiscrètement et sans façon. Après son départ, elles organisent des interrogatoires pour toutes les personnes visitées, orchestrent des rumeurs diffamatoires et montent des complots de tactique pour simuler des incidences fâcheuses de sa visite. Et souvent des arrestations arbitraires sensuivent. Résultat, il y a des gens qui nosent plus aller chez eux pour ne pas exposer leurs parents à des machinations torturantes.
Essayons déclaircir la situation en dénonçant les tactiques, les pratiques et les esprits en présence. Cest peut-être le seul moyen de sauver lunité en péril. Car nos sermons et létat actuel des choses démontrent la vulnérabilité des principes quand on les oppose aux passions.
La situation empoisonnée actuelle prouve lexistence dun racisme hutu-tutsi dans nos murs. Du côté hutu, on compte des théoriciens dune vraie démocratie à instaurer. Ceux-ci constatent que la structure administrative jusquen ses échelons les plus modestes est tutsi et condamnent le népotisme conscient ou inconscient qui résulte de ce monopole. En plus de ces incriminations, ils sinsurgent contre les tyrannies et les injustices facilitées par cette forte homogénéité ethnique dans ladministration de lEtat.
Face au principe tutsi dautodéfense, les Hutu trouvent que les Tutsi ont inventé des thèses du "péril hutu" et de la "lutte pour la survie" pour créer des occasions de les torturer et de prolonger ou perpétuer leur domination.
Cest ainsi, disent-ils, quon jette la terreur dans la masse, quon oriente des suspicions préconçues aux Hutu devenus nécessairement racistes et subversifs, quon les guette, quon leur attribue des complots invraisemblables et quon les mine moralement et physiquement par des malices diaboliques.
On parle même dun "apartheid" tutsi qui se prépare! Voilà lhistoire: une organisation raciste tutsi possède un programme daction dont Simbananiye Arthémon serait lauteur. Le programme vise linstauration dun certain "apartheid" au Burundi. Sa réalisation sopérerait en trois étapes.
1. Semer la haine entre les ethnies en noircissant fortement quelques hauts intellectuels Hutu;
2. Vous faire disparaître physiquement pour plonger le pays dans la confusion et la colère;
3. Tablant sur les faux bruits déjà en circulation, crier haro sur les Hutu pour récidive de 65.
Alors il ne restera plus quà lancer une répression sanglante sur des cibles choisies davance et à se montrer très actif dans lépuration criminelle pour réclamer le pouvoir comme rançon de son zèle. Après ce coup de balais, lapartheid règnera au Burundi et le "péril hutu" sera anéanti à jamais.
La position hutu se définit essentiellement par cette peur, ces incriminations et ces revendications. Le Hutu regrette en outre son absence dans les organes de vigilance (la sûreté et la justice) et son accession difficile aux postes de confiance.
Mais, à mon avis, tous les Hutu, sauf certains qui sont à létranger et qui doivent justifier largent reçu des forces du mal, ne réclament que de vivre en paix et de bénéficier de la justice. Quant aux droits à recouvrer, je crois que tous confient cette mission au jeu de lhistoire dans une compétition loyale. Le mythe dincendiaires et des subversifs quon leur attribue sexplique uniquement par ladage : "Qui veut noyer son chien laccuse de rage".
Aussi lorsquil y a une petite crise à caractère racial, il faudrait beaucoup dimpartialité, beaucoup dexigences pour apprécier la valeur des renseignements et arriver à des conclusions justes de lenquête. Et on devrait bannir la manie de coffrer les gens avant que leur culpabilité ne soit établie; car linnocent qui y passe croit tout de suite à la complicité des organes de vigilance dans linjustice endurée.
Ceci est vrai puisque souvent des esprits chagrins mus par des rancunes ou des inimitiés personnelles fomentent une crise et sarrangent avec des faux témoins pour faire coincer leurs ennemis personnels. Autre chose qui contribuerait à assainir les méthodes de répression, serait de sévir contre les faux témoignages et les faux renseignements. Car aujourdhui, pour en avoir plus ou moins souffert tous, nous savons quil y a des gens qui sévertuent à diffamer et à noircir des honnêtes hommes. Il est étonnant de constater quaucune répression ne se fait de ce côté et quon se plait plutôt à se laisser prendre dans leur piège, alors que ces gens-là sont responsables des crimes que nous vivons trop souvent.
Aussi longtemps que toutes ces précautions et ces mesures ne seront pas prises, un fossé est en train de se creuser et une haine sinstalle dans nos populations. Lunité que nous chérissons tous est donc au prix de la justice.
Du côté tutsi, beaucoup ont cru à la force du "péril hutu" et sorganisent en défensive ou en offensive. Lexemple rwandais les hante et le coup de 65 les raffermit dans leur position. Il en résulte des méfiances et des suspicions envers tout geste hutu. Et il se crée tout le climat dont les Hutu se plaignent.
En conclusion, comme la constaté le conseil du Cabinet du 12 avril 68 dernier, nous nous trouvons en face dun faux problème mais qui risque de devenir un vrai. Car ceux qui dénoncent le "péril hutu" cherchent par ce truchement de haine à servir leurs ambitions personnelles ou à se maintenir à des places acquises indûment, comme ceux qui parlent des droits à recouvrer veulent se hisser à tout prix à des postes convoités (ou sont à la solde des étrangers). Ce que veut le peuple, cest le pain, la paix et la justice, le reste faisant lobjet dune concurrence loyale. Cependant si le problème nest pas traité adéquatement et impartialement pour que la sauvegarde de lunité soit une conviction appliquée, il deviendra un vrai problème qui compromettra notre Révolution.
Il nous faut donc maintenant prêcher par la parole et par lexemple pour sauvegarder et raffermir lunité monolithique de tout le peuple murundi sur les plans politique et idéologique. Cest alors, et alors seulement que se créera lambiance propice au rayonnement de la Révolution et où lenthousiasme politique et lardeur au travail de tout le peuple sélèveront dune façon extraordinaire dans tous les domaines de la reconstruction nationale.
Le Ministre de lInformation
NDAYAHOZE Martin.
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